Il a l’œil vert qui pétille sous sa casquette bleue vissée sur la tête. Le visage rond et bienveillant, la voix amusée, les mots immenses et humbles. On aurait presque envie de le prendre dans nos bras, tant l’homme inspire de la tendresse, mais on reste suspendus avec respect à la petite musique et à la sagesse de ses mots simples, choisis comme pour une confidence.
Aharon Appelfeld, auteur entre autres, d’Histoire d’une vie, couronnée du prix Médicis étranger en 2004 (l’Olivier/Points Seuil), vient de publier son premier roman pour la jeunesse Adam et Thomas (l’école des loisirs). Ce livre raconte l’histoire de deux garçons de neuf ans que les mères conduisent à la lisière de la forêt afin qu’ils s’y cachent pour échapper aux rafles du ghetto. Elles reviendront les chercher à la tombée du jour, c’est promis. Mais les mères ne reviennent pas, alors les deux garçons vont s’épauler l’un, l’autre pour survivre des mois durant. Construire un nid haut perché pour s’extraire du monde dangereux des hommes, cueillir des baies et des fruits, trouver une source d’eau, se réchauffer quand l’hiver arrive, et toujours évoquer les parents pour les maintenir à porter de soi et garder espoir. Mina, une petite fille cachée chez des fermiers les sauvera en leur apportant régulièrement du pain.
C’est un roman magnifique à la frange du conte et du récit. Aharon Appelfeld, né en 1932 en Bucovine, fut envoyé dans un camp en Ukraine dont il s’évada à l’âge de dix ans. Tout comme ses héros, Adam et Thomas, il trouva refuge dans la forêt. J’ai rencontré Aharon Appelfeld lors d’une rencontre privée puis publique au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, voici les propos recueillis lors de ces deux temps forts.
Pourquoi vous êtes-vous décidé à vous adresser aux enfants ?
En chacun d’entre nous, il y a un enfant. La naïveté, on en a besoin. Le mot naïveté en hébreu peut signifier « entier, complet, qui n’est pas encore cassé, qui est un tout ». Chaque artiste a besoin de cette dose de naïveté. Les adultes s’en débarrassent beaucoup trop tôt. Les enfants l’ont. Ils sont fascinés par le monde autour d’eux, par un arbre, une fleur… Si un artiste n’a rien de cette naïveté, alors il lui manque sérieusement quelque chose.
L’écriture de ce livre vous a-t-il rapproché de l’âge de vos héros, Adam et Thomas ?
Dans ce livre, pointe l’enfant que j’ai en moi. Je voulais être cet enfant qui a traversé une guerre. Tout ce que j’écris est fondé sur mon expérience. Mais l’expérience réelle est différente de l’expérience littéraire. La réalité est très anarchique. L’écrivain met de l’ordre dans tout ça, donc il change la réalité. La musique est un peu plus minoritaire que dans d’autres livres, j’ai essayé de trouver un chemin un peu plus facile pour les enfants. Mais je ne peux pas imaginer écrire autrement que d’après mon expérience personnelle. Ce n’est pas biographique, mais il y a beaucoup de détails de ma vie.
Peut-on dire que c’est une histoire d’amitié ?
L’amitié relève de la vie normale, on se voit entre copains… Ici, dans la forêt, le concept est différent : c’est existentiel. C’est comme si on faisait partie du corps de l’autre. Dans tous mes livres, et j’en ai écrit quarante-trois à ce jour – à quatre-vingt-deux ans, c’est un bon début ! (rires) -, tous les personnages sont moi : jeunes gens, femmes, personnes âgées, enfants, prostituées… Ici, il n’y a que deux personnages, Adam et Thomas qui sont deux facettes de moi-même. Différentes facettes de moi donnent d’autres livres. J’en ai beaucoup d’autres, mais ce livre est particulier et ces deux enfants sont une facette de l’éducation que j’ai reçue, l’une par mes parents et l’autre par mes grands-parents. Nous vivions avec mes parents à la ville, mes grands-parents vivaient à la campagne dans les Carpates. Ils étaient des fermiers. Mes grands-parents étaient plus religieux. Puis, pendant la guerre j’ai habité avec une prostituée qui m’a « adoptée » pendant six mois et ensuite j’ai vécu avec des criminels qui m’ont adopté aussi. Donc j’ai appris beaucoup de métiers ! (rires)
Adam et Thomas se posent beaucoup de questions, c’est une façon de se maintenir en vie ?
Pendant la Seconde Guerre mondiale, tous les mots avaient une autre température, il y avait une forme d’exigence à survivre de manière physique mais aussi une volonté de survie intellectuelle, psychique. Ce sont des enfants qui posent des questions, ils savent regarder. Ces questions n’ont pas de réponse. Cette réaction d’étonnement correspond à quelque chose qui vient de l’intérieur : « Pourquoi les Juifs souffrent ? » « Pourquoi sont-ils transportés dans des wagons ? ».
Pendant la guerre, j’ai connu le ghetto et je me suis enfui d’un camp. Une femme m’a recueillie, c’était une prostituée. Elle devait coucher plusieurs fois par nuit avec des soldats, on pouvait penser qu’elle finirait folle. Mais parfois, elle se demandait : « Pourquoi suis-je comme ça ? » On pensait qu’elle deviendrait cynique avec ce qu’elle avait vécu, mais ce mélange d’étonnement et de naïveté, comme les enfants, on le trouvait aussi chez elle.
Les animaux jouent un rôle important dans l’histoire.
Le chien est important car il ne demande rien, il donne. C’est ce qui se passe la plupart du temps avec les animaux. Pendant la guerre, j’ai appris à agir et à ne pas parler, j’ai appris le silence et que la vie est compliquée. J’ai appris aussi que j’aimais les chevaux, les chiens, mais que l’homme est dangereux. Pour vous donner un exemple, je pouvais dormir à côté d’un cheval, et il l’acceptait, c’était chaud, agréable, pareil avec un chien. Généralement, les animaux sont amicaux avec les êtres humains et surtout avec les enfants.
Adam a un rapport assez fort avec ce qui s’apparente à un sentiment religieux.
Adam est une part de la nature. Il a une grande confiance en elle, en ses parents, en ses grands-parents. Il est connecté davantage avec les traditions, avec les superstitions, avec ses parents. Il avait l’habitude de jouer dans le jardin, des grands pique-niques dans la forêt… Thomas, lui, a été entraîné à réfléchir, à s’interroger, ses parents sont des professeurs : des maîtres en matière de se poser des questions !
Thomas a une relation très forte avec les rêves, ce qui est important pour vous aussi, comme par exemple dans Le Garçon qui voulait dormir (Points/Seuil).
Quand vous êtes en danger permanent, vous vous échappez par le rêve. La façon dont Thomas parle avec ses parents en rêve, c’est une façon de se sentir encore proche d’eux. De les faire vivre en lui.
Mina est aussi un personnage important.
En hébreu, le titre du livre est Une petite fille d’un autre monde. Mina apporte à ces garçons un bout de pain, un morceau de gâteau et leur permet ainsi de survivre. Mina est une sorte de miracle, un cadeau inespéré. Elle leur donne quelque chose alors que c’est dangereux pour elle, car elle est une enfant juive cachée dans une famille de paysans chrétiens. Elle est une sorte d’ange. Elle ne dit pas un mot. C’est la nature d’un ange de ne pas parler. Le privilège de Dieu est de dire, mais celui des anges de se taire. Ils agissent. J’ai toujours pensé que les filles sont des anges, des sauveurs (rires). J’ai toujours aimé les femmes, c’est une de mes faiblesses.
Pourquoi choisir la voix du conte pour raconter cette histoire ?
Je ne voulais pas faire de cette histoire une légende, c’est réel. Je ne choisis pas. Ce n’est pas une décision, vous avez une mélodie quand vous commencez un livre. Si je n’ai pas la mélodie du livre, je ne peux pas écrire, j’ai cette mélodie et tous ceux qui écrivent comprennent ce que je veux dire. Ce n’est pas une idée, ni une philosophie, ni un système, juste une mélodie.
Cette mélodie est très douce dans ce livre, cette histoire d’Holocauste, vous la vouliez pleine d’espoir pour les enfants ?
Oui, les personnes intelligentes – je veux parler des enfants – comprennent très bien que ce n’est pas complet, qu’il manque ici quelque chose. Les garçons viennent d’un ghetto, on ne dit pas tant de choses à ce propos. Les enfants sont curieux, ils savent qu’il ne s’agit pas que d’un ghetto. Ils sont bien souvent plus sensibles, j’observe ça tout le temps. Le matin, les mères emmènent leurs enfants à l’école et l’enfant en chemin demande « Maman, où est Dieu ? » la réponse est souvent « Dépêche-toi, nous sommes pressés, nous en parlerons plus tard » mais ils n’en parlent jamais. La mère n’a rien à dire à ce propos car personne ne peut dire quoi que ce soit. Les enfants sont plus sensibles aux questions métaphysiques. A partir de l’âge de dix-huit ou vingt ans, on arrête de se poser des questions métaphysiques, on parle d’argent, d’engagement, de tas de choses… mais pas de métaphysique.
Quelque chose que vous entretenez ?
Il y a des moments très rares où l’homme sort de lui-même, lorsqu’il se libère de tous les arrangements matériels. Ce sont des instants de religiosité. On est séparé des commandements, mais il existe une religion très intérieure. La nature nous ramène à la religiosité et donne un sens à la vie. Il y a des étapes où l’on se trouve au-delà des grandes questions et vous comprenez que vous ne pouvez que rester silencieux devant elles. Il n’y a pas de réponses. Par exemple, vous parlez de Dieu, la plupart d’entre nous ne croyons plus en Dieu, nous n’allons plus à l’église, à la synagogue, mais pourtant nous avons des sentiments de religiosité, cachés, tous à notre façon. J’essaie de les garder bien vivants, ces sentiments.
Ce livre peut être vu aussi sous l’angle du thème, non pas de la guerre, mais de l’abandon.
Bien sûr, c’est une partie de mon expérience. C’est pourquoi je n’ai pas un point de vue objectif sur la question. La cabane qu’ils se construisent c’est un nid, c’est-à-dire leur maison. Ils ont un lit qu’ils aiment. Donc, ils sont un peu des oiseaux, aux ailes mouillées (rires) ! Le nid perché est une protection, car la terre représente à ce moment-là un danger permanent. C’est très proche de certains de mes autres livres. Je l’ai écrit dans une autre forme, c’est mon premier livre pour enfants, mais dans mon roman Tsili, il s’agit d’une fillette de douze ans : un vrai écrivain ne change pas son sujet. Il écrit toujours sur la même chose, je ne peux pas écrire sur la Chine et demain sur le Japon… Vous savez, je suis limité. Ma vie est le sujet de mon œuvre. J’ai eu une enfance et j’ai élaboré mon travail à partir de là. Regardez-moi comme une personne limitée (rires).
Vous faites revenir les mères à la fin, c’est une fin plus heureuse que dans la réalité ?
Ce livre est plein d’espoir. C’est un livre à propos de la confiance et des promesses que l’on peut faire. J’espère que l’on comprend que c’est le souhait des enfants si fort de voir leurs mères revenir qui les fait revenir. Les parents étaient avec eux tout le temps en pensée, ce n’est pas un happy end. En surface, c’est une fin heureuse, mais en réalité, ce sont les enfants qui ont ramené les mères à eux. Ce n’est pas la fin de ce qui s’est passé en vérité. Mais d’une certaine manière, mes parents, mes grands-parents m’ont aidé à rester en vie car je pensais à eux tout le temps, ils étaient avec moi. Si tu as confiance en ta mère, tu sauras faire confiance.
Pourquoi ce livre est-il important pour les enfants d’aujourd’hui ?
Il n’y a pas de frontières entre les livres pour adultes et les livres pour enfants. Mais la plupart des livres écrits pour les enfants relèvent du divertissement. On n’imagine pas qu’avant de les endormir, on peut leur lire quelque chose qui les effraie, alors on les distrait. C’est une fausse approche car les enfants ont faim de vérité. Ils veulent savoir la douleur, ce qu’il se passe dans le monde, il faut leur parler de choses vraies.
Quel sorte de message est-ce pour les jeunes lecteurs ?
Vous ne savez jamais vraiment ce qu’un livre vous apporte. Vous écoutez un concert de Mozart ou de Stravinsky, qu’est-ce que cela vous apporte ? Cela vous nourrit. Si après avoir lu le livre, vous voyez une forêt et deux enfants, c’est peut-être assez. Je ne prétends pas vouloir changer quoi que ce soit. J’aspire au fait qu’ils aient reçu un petit trésor. Je leur fait juste un petit cadeau, prenez-le, c’est à vous (rires).
Vous n’aimez pas être assimilé à un écrivain de la Shoah, pourquoi ?
Un écrivain doit être assimilé à un écrivain. Je ne peux pas prendre la Shoah sur mes épaules ! Je ne peux pas comprendre la mort d’autant de gens. Je parle d’individus qui pour la plupart ont survécu à l’Holocauste. Mais je ne peux pas prendre tout ça sur mes épaules.
Pourquoi avoir choisi le mode du conte et non celui du témoignage comme Leon Leyson, l’auteur de L’Enfant de Schindler (Pocket) ?
Il y a une différence entre mémoire et fiction. Je n’écris que de la fiction. Ecrire un témoignage est une chose fixe. Alors, vous n’écrivez qu’un seul livre et le danger du témoignage est que la personne écrit pour être montrée en héros. Pour qu’on se dise « Comme il était intelligent ! » Mon approche n’est pas historique, j’écris à propos de la vie, des enfants, de Dieu, des parents, pas à propos d’Adolf Hitler. Je n’écris pas comme un témoin, mais comme l’enfant que je suis encore et qui se pose énormément de questions à propos du monde.
Lire en complément l’entretien avec sa traductrice, Valérie Zenatti sur lecoledeslettres.com
Copyright photo Aharon Appelfeld : Patrice Normand.
Je remercie Geneviève Brisac, Valérie Zenatti pour leurs questions
et Doriane Sibilet pour ce moment partagé
Adam et Thomas *** (dès 10 ans)
Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, illustrations Philippe Dumas
152 p. éd. L’école des loisirs, 15 €
voolume dit
L’histoire est riche en émotion. C’est une véritable vague d’espoir… Les livres et la lecture permettent de s’évader et d’imaginer… Les livres audio et numériques sont super aussi, on a l’impression d’être avec les personnages !