Adapter en roman graphique l’un des livres les plus connus de la planète, 70 ans après sa publication mondiale, était un sacré pari. Pari réussi haut la main, par les israéliens Ari Folman et David Polonsky, scénariste et dessinateur du formidable film d’animation Valse avec Bachir.
« Personne ne me croira, mais à 13 ans, je me sens complètement seule au monde. J’ai des parents adorables et une sœur de 16 ans. Henneli et Jacqueline se prennent pour mes meilleures amies, mais je n’ai encore jamais eu de véritable amie. J’ai une nuée d’admirateurs qui ne me quittent pas des yeux.
Avec mes camarades, je m’amuse et c’est tout. Je n’arrive pas à parler d’autre chose que des petites histoires de tous les jours. Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à me rapprocher des autres.
C’est pourquoi… Quand je t’ai vu parmi mes cadeaux d’anniversaire, j’ai su que tu étais à part ! Tu vas devenir pour moi l’Amie avec un grand A. Et cette amie s’appellera Kitty. »
Au commencement, c’est une histoire assez banale somme toute. Celle d’une adolescente de treize ans confiant à une amie imaginaire dans son journal ses joies, ses colères, ses doutes, ses révoltes, ses espoirs… Comme tant d’adolescentes.
Sauf qu’Anne est née en 1929 au sein d’une famille juive dans une Allemagne en pleine montée nazie. Les Frank déménagent à Amsterdam en 1933, persuadés qu’ils s’y trouveront à l’abri des persécutions. Mais en 1942, alors que Margot, la sœur aînée d’Anne, âgée de seize ans, reçoit une convocation des SS, la famille décide de se replier dans « l’Annexe », simulant une fuite en Suisse. C’est dans un petit appartement jouxtant les entrepôts de l’entreprise Opekta où travaille Otto, le père, qu’ils se cachent aux côtés de la famille de son associé, les Van Daan. Ils y resteront deux ans, avec le destin tragique que l’on connaît, leur déportation en 1944 vers Auschwitz et la mort de la mère d’abord, puis de Margot et d’Anne en 1945 au camp de Bergen-Belsen. Seul Otto survivra et procèdera après-guerre à la publication du journal de sa fille. Son témoignage poignant sera traduit dans plus de 50 pays. C’est donc à un véritable monument que les auteurs se sont attelés. Projet qu’ils avaient d’abord spontanément refusé, tant l’icône leur paraissait intouchable, avant de se laisser convaincre par les gens du Fonds Anne Frank. C’est peu dire qu’ils étaient attendus au tournant. Pourtant, le résultat est stupéfiant et mérite qu’on s’y attarde.
Pourquoi lire ce roman graphique ? Bien sûr, l’adaptation dessinée permet de toucher un public plus large, mais aussi de mieux raconter « l’avant », de mettre des images, des lieux sur cette histoire que l’on croit connaître sur le bout des doigts. Resituer l’histoire des Frank avant l’exil aux Pays-Bas, planter la galerie de personnages qui gravitent autour de la famille et montrer la vie d’Anne avec ses amies, ses prétendants, sa vie de collégienne bien avant l’installation dans l’Annexe contribue aussi à mieux cerner sa personnalité et la faire revivre dans toute sa dimension. Celle d’une fille vivante, joyeuse, espiègle même. Le roman graphique a le mérite de planter le décor, de mettre des couleurs, des traits sur la vie de cette adolescente dans son époque. Se dessine une personnalité hors du commun. Une jeune fille sensible, lucide avec un caractère bien affirmé et au questionnement permanent : « Depuis quand ce qui est utile rend heureux ? », dit-elle alors qu’on lui demande de boucler vite sa valise et d’emporter le strict minimum pratique.
Dans son texte, Anne raconte sa transformation, sa mutation en jeune fille et ses difficultés à vivre en communauté, le confinement permanent, la proximité des parents avec les enfants, les différents tempéraments qui s’expriment : Margot la patiente et la souffrance d’Anne de ne pouvoir exprimer ses colères à volonté, de s’échapper de cet univers exigu. Les rapports compliqués avec sa mère.
Fine analyste des rapports humains qui se tissent entre les Van Daan et les Frank, Anne se montre très perspicace à démonter les propos que les uns et les autres répètent à tout bout de champ, jusqu’à la caricature. Hallucinée par les chamailleries des adultes amplifiés par l’isolement, Anne se révèle sévère surtout lorsqu’il s’agit de caricaturer Madame Van Daan et ses états d’âme permanents.
L’humour d’Anne et sa promptitude à noter les petits travers de chacun, à s’en moquer, à les décortiquer est restitué comme dans cette scène où elle assiste avec détachement à un repas, la famille Frank ne mangeant que du bout des lèvres, et les Van Daan repus, se jetant sur le peu de nourriture tels des animaux, ou encore lorsqu’elle imagine ce à quoi chacun rêve, une fois sortis en fonction de leurs obsessions : prendre un bain brûlant, boire un vrai café, s’empiffrer de gâteaux…
Pourquoi est-ce une réussite ? Parce que le roman graphique restitue parfaitement l’esprit du texte sans le dénaturer – il en reproduit d’ailleurs de larges extraits – et parce qu’il nous en donne une interprétation qui nous emmène au-delà du journal. Les auteurs ont réussi la prouesse de se tenir au plus près de la voix de la jeune fille, tout en osant traduire ses fantasmes, ses colères, ses moqueries par des images fantasmagoriques, parfois drôles, osées, telle cette scène où elle imagine un camp en vaste chantier égyptien avec des esclaves construisant un temple nazi, à l’instar d’une pyramide monumentale. Ou encore lorsqu’ils nous montrent une Anne, séductrice et élégante, représentée en Adèle Bloch-Bauer, célèbre modèle qui posait pour le peintre Gustav Klimt, ou bien encore, plus douloureux, incarnant le fameux personnage du Cri de Munch pour mieux nous faire ressentir la terreur bien terrée au fond d’elle.
Ce qui est passionnant dans cette adaptation graphique, c’est la distance réussie prise avec le texte, tout en en gardant l’esprit. Découvrir l’histoire par le roman graphique ouvre des portes et donnera envie à ceux qui ne l’ont pas encore fait, de lire le texte original tant on se sent en empathie avec la fillette. Tout comme Matteo Mastragostino et Alessandro Ranghiasci l’ont récemment fait avec leur Primo Levi, Ari Folman et David Polonsky ont fait œuvre de mémoire, et au-delà du terrible sort d’Anne et sa famille, nous aident à garder dans une mémoire vive cette jeune fille vibrante, drôle, pleine d’auto-dérision et habitée d’espoir et cette jeune fille-là nous parle encore.
Le Journal d’Anne Frank
Ari Folman, ill. David Polonsky
Traduit de l’anglais par Claire Desserrey et du néerlandais par Isabelle Rosselin et Philippe Noble
160 p., Calmann-Lévy, 16 €
(à partir de 11 ans)
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