Madeline Roth nous embarque au fond des bois pour un face-à-face père-fils tout en retenue. Dans Mon père des montagnes, la romancière susurre aux oreilles des ados à quel point ce lien-là compte.
« Il y a la pluie qui tombe au-dehors et dedans, la lampe à gaz qui nous éclaire tous les deux. C’est la fin du repas. Je regarde mon père éplucher une orange. Il découpe deux ronds, l’un au-dessus, l’autre en-dessous, puis il relie les deux avec son couteau, plusieurs fois, en tournant le fruit dans sa main. Ca fait comme une lune découpée en quartiers. Une lune orange. (…)
Je voudrais avoir ce souvenir-là : mon père qui me montre et qui m’explique. « Là, tu vois, on fait comme ça. » Pas juste pour les oranges. Pour la vie, aussi. Pour la vie tout court. Montre-moi comment on fait, papa. »
Ce court roman traite de la difficile relation père-fils à l’adolescence. Quand on ne trouve plus les mots pour se comprendre. Un texte magnifique pour dire aussi aux pères qu’on les aime envers et contre tout. Un texte à lire à tout âge parce que la relation filiale nous concerne tous.
Pour les vacances, Lucas doit partir une semaine seul avec son père à Notre-Dame-Du-Pré, un vieux chalet d’alpage isolé qui appartenait à son grand-père. Sa mère doit se rendre à Paris, alors c’est mieux ainsi. Une semaine sans téléphone, sans console, sans rien d’autre pour se distraire que les bois, la nature, l’espace et le temps qui s’étirent, et ce père un peu ours qui lui propose un programme de travaux forcés : faire des provisions d’eau, creuser la terre, couper du bois… Le bricolage, c’est pas son truc à Lucas. Il ne tiendra jamais toute la semaine. Mais après tout, c’est peut-être l’occasion de reconstruire cette cabane qu’il avait faite lorsqu’il était petit. C’est surtout l’occasion de s’approcher de ce père qu’il sent s’éloigner de lui à mesure qu’il grandit et qui ne lui parle presque plus. Pudeur, détachement, désamour ? Comme si son fils qui grandissait lui faisait peur, qu’il ne savait plus par quel bout l’aborder.
Là-haut, dans ce paysage loin de tout, avec les montagnes qui dessinent de nouveaux espaces entre eux, quelque chose peut-il se jouer ? Lucas observe cet homme, cette montagne de silences, ses gestes précis, son aisance dans cet environnement sauvage, ces lieux dont lui, se sent totalement étranger. Mais il ne le comprend pas. Il aimerait tant que son père lui dise les choses, lui apprenne… tout.
Et si les pères ne savaient pas tout ? Lucas regarde celui dont il aimerait qu’il fut un héros. Il aimerait qu’il lui parle, même qu’il l’engueule à la limite. Mais rien, car dans cette famille « on garde les répliques pour soi. » Et tous ces non-dits, Lucas ça l’étouffe. Tous ces mots qui ne sortent pas font un vacarme du diable dans sa tête. « L’enfance. Un jour ça s’en va. Je pensais que je ne m’en apercevrais pas. Mais ça fait un bruit terrifiant. Un bruit d’orage. » Est-ce que ça sert à ça une famille ? A faire l’expérience de ce qu’on ne veut pas pour soi plus tard.
Alors Lucas accomplit sa mission. Méticuleusement, il fait ce que lui demande son père : remplir les bouteilles d’eau, creuser la rigole… Peut-être faut-il en passer par là pour obtenir une parole, un regard, une attention. Lucas apprend à attendre. C’est peut-être ça l’amour, ne pas forcément vouloir quelque chose qui ne peut être donné, mais juste s’approcher, accéder à l’autre. C’est dans ce retrait du monde, qu’en fouillant dans le grenier, le garçon découvre une boîte de vieilles cartes postales envoyées d’Alaska. Son père, autrefois, un aventurier ? Première nouvelle… Alors il va tenter de faire parler le taiseux, de percer le mystère. Dis papa, raconte…
Un matin père et fils partent dans le froid pour une longue excursion, au bout du chemin ardu la récompense est là. « Comme si à chaque pas, j’avais laissé, en bas, dans le chalet, un autre corps que celui-là. Comme si à chaque pas, j’avais laissé des bouts de moi, comme le petit Poucet semait des cailloux, j’avais semé les hier, des jours qui ne reviendraient pas, je me sentais délesté de plein de choses, des choses tristes, et lourdes, et qui encombrent. » Face à l’immensité du paysage, intense et pur, le sourire plein de son père. Un sourire grand comme un ciel. Un sourire qui dit tout et brise le silence, l’amour jamais nommé.
Ce livre touche à notre relation intime avec les pères. Qui sont-ils vraiment ? Pourquoi sont-ils parfois si difficiles d’accès ? Pourquoi a-t-on tant besoin de leur regard, de leurs mots ? Et ils sont bien jolis les mots de Madeline Roth lorsqu’elle parle du père. On s’enivre de ses formules poétiques, comme si la littérature pouvait tout résoudre, nous consoler de tout. « Les mots qu’on ne dit pas, on les avait chassés à coups de ça, à coups de sourires. »
Madeline Roth dont j’avais tant aimé A ma source gardée sait à merveille convoquer l’adolescence. Elle décrit ce moment fragile où l’on est en passe de quitter l’enfance mais où quelque chose manque. L’autorisation du père peut-être. Comme un viatique pour le chemin à venir. Ce texte poétique retient son souffle. Pour mieux aider son héros à prendre son envol. Dans une économie de mots, de gestes. Des mots posés avec précaution comme écrits à la lueur d’une bougie, ou comme ceux qu’on se chuchote au visage, la nuit, à la lueur fébrile d’un feu de camp. Des mots tantôt brûlants de lumière et de vérité, tantôt pétris d’ombre et de peur. Mais c’est dans ce clair-obscur là que peuvent se relier en confiance les êtres et les choses.
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Mon père des montagnes
Madeline Roth
74 p., Rouergue, coll. doado 9 €
(dès 13 ans)
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