Dans ce roman sec et vif comme un cri, Orianne Charpentier raconte l’épisode charnière d’une vie, celle de Rage. Une vie au bord du gouffre, celle d’une exilée. Une impossible reconstruction qui pourtant se fraie un chemin vers la vie.
Elle se glisse dans le métro, elle s’assoit sur un siège.
Elle se tasse contre la paroi de métal, tout contre la vitre.
Elle serre les genoux, si fort que les os se touchent en une pression douloureuse.
Mais cette douleur n’est rien.
De son histoire d’avant on ne saura presque rien. De son vrai prénom non plus, à part qu’il vient de loin. D’un pays qu’elle a dû fuir, où les siens sont restés, ont disparu. Une histoire d’exil et de guerre dont on entraperçoit quelques bribes (la captivité, la fin du monde…). Peu importe l’histoire d’avant, il suffit de comprendre qu’elle est une immense déchirure. Le genre d’histoire qui vous donne envie de mordre toute votre vie, alors on l’a surnommé la petite « Rage ». Puisque chez elle tout est colère. Elle vit, toutes griffes dehors.
Rage est une jeune fille dont Primo Levi aurait pu dire qu’elle était « une submergée » et « une rescapée ». Naufragée dans un hôpital, elle a été recueillie par Artémis, une jeune fille qui fut autrefois, comme elle, en détresse et qui s’est choisi un nom de déesse. Et comme Artémis, la « femme forte » a choisi la vie, elle emmène sa protégée à une fête. Là, Jean a repéré Rage. Une fille bizarre. Pas inintéressante.
A cette fête, la jeune fille se comporte comme une bête traquée qui ne se sentirait bien nulle part et c’est justement une bête qui va croiser son chemin, une chienne maltraitée, avec une plaie à vif, elle aussi. Et tout à coup, rien n’est plus urgent, plus important pour Rage que de sauver cette chienne. Alors Rage s’accroche à ça. Mais qui se bat ? Pour quelle vie ?
Jean emmène l’animal à l’hôpital avec Rage, et attend à ses côtés la tournure que prendront les événements. Sait-on jamais, peut-être pourra-t-il faire sa part…
Ce texte m’a surprise. J’avoue avoir eu du mal à entrer dans les premières pages : Rage me filait entre les doigts, je n’avais rien auquel me raccrocher, ça manquait d’une « histoire », au sens classique du terme. Et puis j’étais intriguée par ce livre court, incisif, chez cet écrivain que j’apprécie tant et qui m’avait semblé avoir un goût affirmé pour la fresque dans son précédent roman La Vie au bout des doigts. J’avais tant aimé son autre roman Après Après la Vague, il fallait que je m’accroche. Alors, j’ai arrêté de conceptualiser. J’ai lâché. J’ai mis mes sens à vif, comme Rage. La Vie au bout des doigts… ce titre n’aurait-il pas convenu ici ?
A y regarder de près, tous les personnages d’Orianne Charpentier sont des écorchés vifs. Tous rencontrent d’une manière ou d’une autre un « tsunami », et chacun d’eux trouvent leur moyen minuscule de surnager et de s’accrocher à la vie.
Rage est si fragile, si écorchée que vous ne savez pas par quel bout la prendre. Normal qu’elle vous déstabilise ! Mais entre les lignes, cette fille nous dit justement : vous ne vous intéressez ni à nos exils, ni à notre sort, nos douleurs ne vous concernent pas, nous sommes insaisissables et c’est pourquoi nous n’en parlons pas, à quoi bon ? Nous nous contentons de tourner en rond comme des chiens affolés au bord d’un gouffre sans fond. Peut-être pouvons-nous espérer rencontrer quelque chose, quelqu’un qui accepte de s’attarder et de nous lancer une bouée pour nous rattraper… par le bout des doigts.
Oriane Charpentier réussit ce tour de force de nous faire vivre une expérience : nous mettre dans la peau de Rage, nous enfermer dans son mal-être pour mieux nous faire sentir sa délivrance.
Dépassé la difficulté de ces premières pages, j’ai été récompensée car plus loin, une vague m’a littéralement submergée. Une vague d’émotion pure. Avec une économie redoutable de mots, en quelques scènes ciselées, l’auteure parvient à vous faire éprouver ce que Rage ne peut raconter.
Rage ne se raconte pas. Rage se ressent. Et vous mord le cœur pour s’inscrire en vous et, à travers cette morsure, vous faire vivre plus fort.
Rage
Oriane Charpentier
112 p. Gallimard Jeunesse, 7 €
(dès 13 ans)
Copyright photo : C. Helie
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