Pour son premier livre à destination des ados, Nicolas de Crécy frappe fort. Son roman graphique Les amours d’un fantôme en temps de guerre a reçu le prestigieux prix Vendredi couronnant le meilleur livre jeunesse de l’année.
« Je suis jeune.
Quatre-vingt-neuf ans.
L’adolescence est toujours un cap difficile ; les boutons, le duvet sous les bras, les membres qui s’allongent. Toutes ces choses un peu dérangeantes qui poussent et qui font voir son propre corps sous un angle improbable.
Curieusement à ce jour, je n’ai rien remarqué de cet ordre. Mon adolescence n’a peut-être pas encore débuté, et à dire vrai je ne m’en plains pas.»
Le narrateur qui raconte son histoire sous forme de flash-back est un petit fantôme de maison. Celle de son enfance est une grande bâtisse de pierre rose, baignée du soleil du Sud, protégée par de grands volets blancs à l’ombre des cyprès. On y pressent la fraîcheur intérieure. On pourrait se trouver chez Giono ou chez Pagnol mais si l’histoire débute avec la douceur du conte, c’est bel et bien à une sombre épopée à laquelle nous convie Nicolas de Crécy. Et c’est peu dire que rien ne prédestinait ce préadolescent qui n’aspire qu’à vivre ses premiers émois amoureux, à traverser les conflits majeurs du XXe siècle.
Tout commence à la suite d’une balade nocturne. Le petit spectre retrouve sa maison désertée, les parents envolés. Boris, un cousin de sa mère, découvre le jeune fantôme prostré, depuis des semaines, sous la table du grand salon. Ensemble, ils traversent le pays, arrivent dans un drôle d’igloo où des semblables s’activent à imprimer des tracts « Vivre libre ou mourir » ou « La désobéissance est le plus sage des devoirs ». Qui sont ces gens ?
Avant de repartir, Boris confie à notre jeune héros une autre maison à hanter en compagnie de Lili, fantôme de quinze ans son aînée, dont il tombe aussitôt amoureux. Ici passent, heureuses, les heures d’insouciance auxquelles toute jeune personne a décemment droit.
Pourtant les temps sont à la guerre. Boris leur apprend que leurs parents ne sont pas en vacances mais engagés dans la Résistance. Il leur faut combattre les FA, les fantômes acides, c’est-à-dire « les fantômes aigris et contrariés » animés par la haine des autres. A cette annonce, naît une vocation chez les deux jeunes épris d’aventure : rejoindre leurs parents et devenir résistants à leur tour.
Notre petit fantôme devra grandir à toute vitesse. Il connaîtra son premier grand chagrin, découvrira l’horreur de la trahison, s’attachera à une petite chienne noiraude, croisera la guerre et ses FA et surtout s’engagera dans la cause avec courage et brio. Enfin, il rencontrera un amour impossible, une humaine de treize ans, cachée dans une maison en raison de la guerre, qui consigne son vécu dans un journal. Une petite fille célèbre qui inspirera plus tard à notre fantôme l’envie d’écrire sa propre histoire.
Si Nicolas de Crécy a choisi l’univers des fantômes, c’est sans doute qu’ils lui sont familiers, ayant déjà expérimenté le sujet en bande dessinée, et notamment avec les Yokaï japonais. « La vie des fantômes est particulière en ceci qu’il n’est pas certain qu’elle existe. » En parlant de la vie des spectres, l’auteur illustrateur nous raconte un peu de nous, mais pas tout-à-fait. Ce roman d’apprentissage invite le lecteur certes à l’aventure mais aussi à une réflexion philosophique. Miroir temporel de la vie humaine, la vie des fantômes précède celle des humains et dénonce ici clairement le totalitarisme, voire le populisme ambiant.
Ce texte impressionne tant par l’écriture belle et sobre, que par l’élégance des images jamais redondantes avec le texte qui viennent solliciter notre imaginaire. On apprécie les messages suggérés çà et là sans jamais être donneurs de leçon. Les grandes pages illustrées très poétiques offrent la possibilité de larges respirations qui rompent avec la noirceur du propos. Le monde est vaste et beau, mais pas la nature des hommes, semble suggérer la tonalité automnale de l’ensemble. Arriverions-nous à l’automne de la vie humaine ?
Soixante-dix ans après la Seconde guerre mondiale, les temps se sont apaisés. Vraiment ? Les fantômes acides sont aux aguets, prêts plus que jamais à reprendre du service. Nicolas de Crécy à travers cette fable fantastique, à l’instar d’un Matin brun (Franck Pavloff) met en garde les jeunes lecteurs contre la montée de toutes les formes de fascisme, la force de la propagande et le faux attrait des discours populistes.
L’auteur a choisi le monde des fantômes pour mieux nous signifier que bientôt, il n’y aura plus de vivants pour témoigner de cette période sombre de l’Histoire, il est donc urgent de s’en souvenir, avant que ses derniers témoins ne deviennent fantômes à leur tour.
Nicolas de Crécy a reçu le prix Vendredi, qui avait récompensé l’an passé le roman L’Aube sera grandiose d’Anne-Laure Bondoux (Gallimard).
Les Amours d’un fantôme, en temps de guerre
Nicolas de Crécy
212 p., Albin Michel, 23,90 €
(dès 12 ans)
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