Big Easy, son nouveau roman, sort en librairie cette semaine. J’ai rencontré Ruta Sepetys lors de sa dernière visite à Paris, au Salon du livre. La blonde volubile au large sourire franc, m’a raconté la genèse de ce second livre, ses rencontres avec des adolescents et le succès inattendu de Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre. Publié dans 44 pays, celui-ci a remporté de nombreux prix et a été notamment élu meilleur livre jeunesse du magazine Lire en 2011. Depuis, Ruta Sepetys a été invitée au Parlement européen et a fait le tour du monde pour la promotion de son roman. Hasard malchanceux, le titre original de son livre, Between Shades of Gray, lui valut quelques confusions et manifs de parents devant les collèges où elle intervenait. Heureusement, Ruta a le sens de l’humour !
Pour son deuxième roman, exit la guerre, le NKVD et la Sibérie, direction la Nouvelle-Orléans des années 1950, dans le bordel le plus fameux du quartier français. Elle y raconte l’histoire de Josie, adolescente, fille de prostituée et dingue de littérature. Ruta Sepetys y dépeint un pan de l’Amérique loin du rêve américain : escrocs, meurtres, corruption, jeu d’influences mais aussi, amour et solidarité. Retour sur un parcours fulgurant.
©J.Michael Smith
Comment vous êtes-vous lancée dans l’écriture ?
Je travaillais dans le business de la musique. Un jour, un de mes clients me demande : « C’est quoi ton histoire ? – Eh bien, je suis lituanienne. » Et là, il me regarde, l’air de dire « C’est quoi cette maladie ? » Donc, je lui raconte.
Mon père est né en Lituanie. Quand Staline occupa les pays baltes, il se prépara à faire exécuter les officiers. Or, mon grand-père, officier dans l’armée, l’avait tout de suite compris et il s’enfuit avec sa famille, en 1940, juste avant les déportations. Ils passèrent neuf ans dans un camp de réfugiés en Allemagne, avant de venir aux Etats-Unis.
Quand je suis allée, il y a quelques années, en Lituanie pour rencontrer des membres de ma famille, je leur ai demandé s’ils avaient des photos de mon père enfant, car je n’en avais jamais vues. Et ils ont eu cette réponse surprenante : « Ruta, mais tu ne sais donc pas ? » Qu’étais-je censée savoir ? Ils m’expliquèrent alors qu’après la fuite de mon père et de mes grands-parents, le reste de la famille, des cousins, des oncles avaient été déportés en Sibérie. C’est arrivé dans ma propre famille et j’ignorais tout de ce pan de l’histoire ! Je ressentais de la honte d’avoir grandi dans un grand pays libre comme les Etats-Unis, pendant qu’une partie de ma famille avait tant souffert. Vous savez, la honte et la culpabilité peut être un sérieux moteur pour écrire et je voulais partager cette histoire.
Que faisiez-vous avant d’écrire ?
J’ai fait des études de finance et de business et j’étais productrice de musique, au milieu de divas et de rock stars. En quelque sorte, j’aidais les autres à raconter leur histoire à travers la musique. Mais je n’avais jamais raconté la mienne. Alors j’ai essayé !
Et sacrément réussi…
Oui, c’est incroyable. Le livre est traduit dans 44 pays, l’Iran inclus malgré l’embargo ! J’ignore si c’est le gouvernement qui a décidé cela[1] ou un groupe dissident qui promeut le courage et la liberté. Toujours est-il qu’après la publication de Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre, j’écrivais mon second livre, et je travaillais encore à mi-temps dans ma maison de disques quand mon éditeur est venu me voir : « Nous avons besoin que tu quittes ton travail ! » C’était assez effrayant car je pensais que ce job dans la musique, c’était mon identité. Et depuis vingt-deux ans ! Mais devinez quoi ? Je n’y ai jamais repensé depuis, c’est incroyable non ? Je croyais que cela me rendrait triste, mais pas du tout. A présent, je vais au concert sans m’inquiéter pour tel musicien qui a trop bu… (rires).
Comment naissent vos personnages ?
Dans Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre, c’est la rencontre avec une femme, lorsque j’effectuais des recherches en Lituanie qui a été déterminante. Elle avait quinze ans quand elle a été déportée en Sibérie et son histoire était si émouvante, si sincère que je me suis dit qu’elle ferait une narratrice parfaite. Par ailleurs, je voulais que le livre parle à un public de jeunes adultes et j’avais donc besoin d’une narratrice qui soit une jeune fille. Quand j’ai rencontré cette femme, elle avait quatre-vingt-dix ans, mais elle avait une telle vivacité d’esprit que je pouvais parfaitement l’imaginer à quinze ans. Quand elle me parlait, elle avait une âme d’adolescente dans une enveloppe de vieille dame. Je voulais lui rendre hommage en en faisant le personnage principal de mon livre. Mais je pourrais très bien écrire du point de vue d’un petit garçon aussi !
Comment avez-vous décidé du sujet de votre second livre ?
Eh bien, j’adore l’Histoire. Surtout pour le jeune public car l’Histoire peut être très ennuyeuse, avec des dates, des faits, des statistiques… pourtant à travers les personnages, l’Histoire devient humaine. Tout-à-coup, vous vous inquiétez pour ces gens, vous les chérissez ou vous pleurez avec eux, et là ça devient passionnant. Donc, un nouveau roman commence avec des éléments historiques qui m’intéressent. Et pour Big Easy, je voulais explorer la période de l’Après-guerre aux Etats-Unis car c’était supposé être une époque de perfection. Tout avait l’air formidable, mais quand j’ai commencé à faire des recherches, je me suis aperçue que c’était surtout un mensonge parfait !
Pourquoi avoir placé votre nouveau roman, Big Easy, à la Nouvelle-Orléans ?
Quand j’étais jeune fille, je voulais être chanteuse d’opéra. J’ai étudié le chant classique pendant treize ans. Un ami m’a offert pour mon anniversaire une paire de jumelles d’opéra très anciennes qui étaient encore dans leur boîtier d’origine et quand je l’ai ouvert, il y avait le nom et le papier en-tête d’un bijoutier de La Nouvelle-Orléans. Comme vous connaissez maintenant ma passion pour l’enquête historique, j’ai recherché à qui ces jumelles avaient appartenu. J’ai donc envoyé une photo à un conservateur de la bibliothèque de la ville pour m’aider. Il y avait gravé sur les jumelles la date et le nom de sa propriétaire : Willie Robert. Dans ses archives, le conservateur découvrit que Willie Robert était une Madam (une tenancière de maison close, ndlr) dans le quartier français de la Nouvelle-Orléans. Et elle découvrit, que le bijoutier avait été empoisonné. Tout ça avait l’air fascinant ! D’autant que dans cette optique de l’Après-guerre, la Nouvelle-Orléans possédait de nombreux avantages, car dans le Sud, il y avait beaucoup de tensions, de pression sociale à cette époque, surtout pour une jeune fille.
Mon père est justement arrivé aux Etats-Unis dans les années 1950, je l’ai donc interrogé sur ce qu’il avait vu et ressenti. Et sa réponse m’a vraiment surprise ! Venant d’un camp de réfugiés, je pensais qu’il allait me dire : « J’ai vu opulence de nourriture et beaucoup d’opportunités » mais il me répondit : « J’ai vu de la douleur. » J’avais cette idée préconçue de l’Amérique parfaite d’Après-guerre, vous savez, du rêve américain. Mais pas du tout, selon lui, il y avait beaucoup de mensonges et de souffrance cachée, à moins d’être né dans une bonne famille où la vie était plus facile. Et l’écrivain en moi me chuchota, « Et qu’arrivait-il si vous étiez né dans la mauvaise famille ? » Cette jeune fille, née d’une mauvaise mère, dans le Sud, à la Nouvelle-Orléans, quelle serait son identité ? Que voudrait-elle construire pour elle-même ? Quels seraient ses challenges ? J’avais mon personnage, j’avais ces jumelles… et tout cela me mit sur une piste d’écriture.
C’était comme un puzzle à construire ?
Exactement ! Je me suis également appuyée sur une expérience personnelle. Quand je suis arrivée au Tennessee, en 2003, j’ai travaillé dans une prison pour femmes en tant que bénévole. Mon job était d’apprendre à des jeunes femmes à prendre des décisions. Parce qu’elles ne savaient pas évaluer les opportunités et n’avaient aucune compétence pour décider de leur vie. Dans ce programme, j’ai rencontré des femmes qui savaient que leur seule chance de succès, une fois sorties, était de « divorcer » de leur père ou de leur mère pour se protéger. Certains parents peuvent être très toxiques et parfois les familles que l’on crée sont plus solides que celles où nous naissons. Alors j’ai commencé à imaginer cette fille dont la seule chance était de rejeter sa mère entièrement (sa mère est une prostituée, ndlr).
Selon vous, qu’est-ce qu’un livre destiné au public adolescent ?
Je pense que l’expérience est différente pour chacun. Pour certains qui vivent de manière isolée, le livre sera un ami, pour d’autre un professeur. Une chose que j’ai apprise lors de mes rencontres avec des lecteurs, c’est que vous croyez que vous savez ce que vous avez écrit, mais en fait absolument pas ! Par exemple, aux Etats-Unis, des lecteurs de Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre, m’ont dit que le livre parlait de courage et de capacité à survivre. En Espagne, ils m’ont dit qu’il parlait de patriotisme, eu égard à leur propre histoire. Quand je suis allée au Japon, je racontais : « Mon livre est une histoire de courage et de survie », et ils m’ont répondu « Pas du tout. Au Japon, nous faisons lire ce roman pour étudier la compassion. » En Italie, c’est un livre sur l’identité : jusqu’où peut-on enlever votre part d’humain avant de perdre votre identité ? Ma réponse est donc : le livre dépend du lecteur ! Je pense que c’est à lui de déterminer les valeurs. Chaque lecteur interprète le livre selon sa propre expérience. Dans Big Easy, certains verront le mystère, d’autre la part d’Histoire, et beaucoup j’espère, le thème de l’identité.
D’ailleurs, après la sortie de Big Easy aux Etats-Unis, une femme est venue me voir et m’a dit : « Vous avez écrit mon histoire ! » Et j’ai nié bien sûr. Et elle m’a répondu « Si, si c’est l’histoire de ma vie ! » Je l’ai donc écrit pour des jeunes, et il trouve son chemin aussi vers des femmes plus âgées. Donc qu’est-ce que le livre ? Cela peut être un ami, un informateur, un éducateur, mais je pense que le livre est une expérience différente et nouvelle pour chacun. Une expérience imprévisible dans laquelle vous pouvez retrouver un peu de vous dans les personnages. C’est une manière de se dire finalement « Je ne suis pas seule, il y a quelqu’un d’autre qui me ressemble. »
Et l’amour ? Il joue un rôle important dans vos deux livres.
Lina, (l’adolescente de Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre, ndlr) est très à l’aise avec le concept de l’amour, elle a confiance en elle, sa mère l’aime beaucoup et elle a grandi dans un environnement fort. Mais Josie, (l’adolescente de Big Easy) qui a été élevée par une prostituée ne sait pas comment aborder le concept de l’amour. Quelle est sa perception d’être aimée ? Et celle d’accepter d’être aimée ? On a donc deux jeunes femmes avec deux concepts différents de l’amour. Elles sont toutes les deux passionnées, la première est une artiste et la seconde une grande lectrice. Josie arrive à s’échapper de son univers grâce à la littérature. Et dans la librairie où elle travaille, un jour une étudiante vient choisir un livre et son regard sur elle est neuf. Elle lui conseille d’aller à l’université, et pour la première fois, quelqu’un la respecte pour ce qu’elle est : quelqu’un de cultivé, qui apprécie la littérature. Elle est perçue telle qu’elle est. Sans la réputation de sa mère…
Vous vous rendez dans les écoles présenter vos livres, échanger avec les élèves ?
Je le fais et j’adore ça, ils ont une vraie opinion. Par exemple, je suis allée à Chicago et il y avait un millier d’enfants dans ce gymnase et j’étais effrayée – vous savez, je n’ai pas d’enfants – et j’avais l’impression qu’ils le sentaient. Et l’un des professeurs dit au micro : « Qui veut raconter à Ruta de quoi parle son livre ? » et ils commencèrent tous à ricaner et je commençais à me sentir mal. A ce moment-là, le prof interpelle un gros garçon à l’air sombre avec une casquette de basket-ball et lui demande ce qu’il en pense. Alors le garçon se lève et me dit : « Je vais vous dire de quoi ça parle : j’ai lu votre livre et dans cette situation d’adversité quand les choses deviennent vraiment difficiles, le « je » et le « moi » disparaissent et devient le « nous » ». Ce gosse punk me donnait une vraie leçon. Il croyait que je n’avais pas compris ce qu’il voulait dire, mais je lui ai répondu : « eh, puis-je utiliser ça ? » (rires). Les ados sont anxieux d’avoir à s’exprimer sur le texte, mais ils comprennent très bien.
Avez-vous commencé un troisième livre ?
Je suis en train de travailler sur une histoire méconnue d’un bateau allemand qui a coulé en 1945 pendant la guerre. A son bord, il y avait 10 000 personnes au large de l’est de la Russie, près de la côte polonaise. C’est le plus grand désastre naval de l’époque mais c’était un bateau nazi et ils ont gardé ce naufrage secret. A son bord il y avait des réfugiés, beaucoup d’adolescents seuls, dont la plupart se sont noyés.
Voir la bande-annonce de Big Easy
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=C1_EQqGYQdA[/youtube]
Big Easy
Ruta Sepetys, traduit de l’anglais (américain) par Bee Formentelli
448 p., Gallimard jeunesse, coll. Scripto, 16,50 €
(dès 13 ans)
[1] L’interview a été réalisée avant les élections de septembre 2013, alors que Mahmoud Ahmadinejad était encore au pouvoir.
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