Sylvain Pattieu signe un livre attachant, bien ancré dans son époque. Portrait d’une classe de Troisième de banlieue, croisée des chemins pour ces adolescents, Amour chrome se dévore et reste l’un des romans incontournables de l’année.
« Avant la sortie le bruit a couru et quand les grilles s’ouvrent tout le monde y va, sauf les boloss, personne ne se presse pour ne pas attirer l’attention mais chacun marche déterminé, par groupes de deux ou trois, les garçons et les filles rigolent et font les bonshommes,
Elle va la défoncer
Belek moi je suis sûr qu’elle sait se défendre l’autre
Mon frère va la choper comme as c’est fini pour elle
Elle va appeler yema yema et l’autre lui dira ferme ta gueule
Mohammed-Ali se trouve emporté par le flot, il le suit paresseusement, intéressé mais sans se presser, il écoute, il regarde, ils sont très excités, il en chope un par le bras et d’un geste le petit s’excuse puis se dégage et trace sa route, Mohammed-Ali garde un pas égal, ils vont tous au même endroit de toute façon, la petite rue à deux pas du collège, dans l’autre sens que vers le RER et la plupart des profs n’y vont jamais, il y a peu de passants, l’endroit idéal pour se battre si ce n’est que ça limite la place pour les spectateurs, mais dans ces cas-là on fait un cercle et on se serre, on sait bien que tout le monde a envie de voir ça, une bagarre de meufs. »
Parfois, on se prend à tellement s’attacher aux personnages d’un roman que le livre refermé, on pense encore longtemps à eux, on aimerait prendre de leurs nouvelles, on se demande ce qu’ils deviennent, comment ils vont grandir, s’ils vont réaliser leurs rêves, quels chemins vont-ils poursuivre, même si l’auteur nous a donné quelques clés pour imaginer la suite. On n’a pas encore envie de leur lâcher la main.
C’est le cas des personnages d’Amour Chrome : Mohammed-Ali, Aimée, Zorla, Lina et Margaux. Parce que cette petite bande de Troisième qui parfois se fout sur la gueule, se vannent souvent, s’entraident aussi, sont à un tournant. Celui des quatorze ans.
Lina a deux grands frères qui dealent du shit dans la cité, Margaux vient d’une famille classe moyenne mais aime se battre, Aimée – la renoi – donne tout dans le sport, Mohammed-Ali travaille bien en classe, c’est un perfectionniste mais il a une vie secrète… il tague la nuit. Son nom d’artiste : Rotka. Et à force de faire le mur et de taguer dans des endroits zones la nuit, de recouvrir les graffs des autres, il va lui arriver des bricoles… Il s’éloigne un peu de Zorka son meilleur pote, « trop gamin » pense Mohammed-Ali qui est en pleine mutation « adolescente », un mot qu’il déteste. Son deuxième secret, il est amoureux pour la première fois, d’une fille qui ne pense qu’à devenir une star du foot !
La mère d’Aimée, elle, aimerait bien qu’elle l’accompagne à la messe le dimanche mais « ça ne peut pas passer avant le foot, parce qu’elle a Dieu dans son cœur, tandis que le sport, faut travailler. »
Sylvain Pattieu peint un tableau drôle, attachant et tout en nuances d’une bande de jeunes en devenir : la gestion de la transformation des corps, les changements soudains de priorités dans leur vie, les premiers sentiments, les provocations entre filles et garçons, l’entraide aussi… Il peint les préoccupations de ces jeunes, sans tabous et en remettant à leur place le rapport hommes-femmes, l’homosexualité, le ridicule des bagarres de gang etc.
Le romancier décrit cette année particulière, où les options se dessinent, où les virages se prennent. Ou pas. C’est une petite bande joyeuse, avec ses passages obligés et ses tentations, la fête où l’on choisit d’aller ou pas, les verres que l’on boit ou non, la confiance accordée à l’autre ou pas, les risques que l’on prend, ce qu’on raconte aux parents et ce que l’on garde précieusement pour soi comme pour commencer à dessiner au fond de soi un grand paysage intime plein de remous et de questions sans réponses.
L’auteur met à fleur de peau ces moments fragiles de vie où on ne peut plus tout dire aux copains car on découvre une forme de pudeur et où des changements et de nouvelles convictions affluent en soi… Son héros, Mohammed-Ali, éprouve tous ces parcours, se confronte, ose parfois et suis son intuition, bref « il trace sa route ». Les grands frères ou grandes sœurs cooptent des plus jeunes sur des passions communes, les filles donnent quelques tuyaux aux garçons qui leur serviront à vie, l’amitié et la solidarité sont là, et les premiers émois dont on ne sait trop quoi faire mais qu’il faut traverser comme le reste, parce que c’est ça grandir aussi.
Sylvain Pattieu réussit haut la main son pari. C’est un roman qui peut paraître a priori banal mais il touche au cœur par sa sincérité, sa justesse, son humour, ravit par sa langue vivante et touche profondément car on passe tous un jour ou l’autre par ce carrefour des transformations et ce dilemme des premiers choix.
La suite Terrain frère, qui peut se lire indépendamment, vient de paraître chez le même éditeur.
Amour chrome
Sylvain Pattieu
182 p., l’école des loisirs, coll. Medium, 14 €
(dès 13 ans)
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