Lors d’un voyage au Cambodge, Marie Desplechin a rencontré Sothik Hok. Il lui a raconté son enfance sous les Khmers rouges. Des souvenirs et de la voix du Cambodgien est né Sothik, un livre sobre et beau. Un travail de mémoire nécessaire. Rencontre avec Marie Desplechin.
« Je suis un petit garçon normal. J’aime ma mère, je redoute mon père, je suis jaloux de mon petit frère. J’ai deux bons amis, Chet et Mony. Nous sommes nés la même année. Nous jouons toute la journée dans l’allée. Quand j’ai trois ans, mon grand frère et ma grande sœur quittent la maison pour aller étudier à Phnom Penh. Ils sont logés chez un oncle. A la maison je suis désormais l’aîné des enfants. Dans un pays en paix, j’entrerai à l’école. Mais nous sommes en guerre. Au village, l’école n’est plus qu’une ruine. Je ne me souviens plus du temps d’avant les bombes…»
Marie Desplechin a rencontré Sothik Hok à Phnom Penh, où elle était invitée en tant que marraine de Sipar, l’association dont il est aujourd’hui responsable et qui a pour objectif de développer la lecture. « Le système de l’association est formidable, plus de quarante personnes construisent des bibliothèques, animent des bibliobus, font de l’édition, le tout soutenu par les Français et d’anciens de l’édition jeunesse. Il y a des bibliothèques dans plus de 300 écoles, dans toutes les prisons, les hôpitaux et quelques entreprises », raconte l’écrivain, enthousiaste. Quel contraste dans un pays où, il y a quarante ans, on brûlait les livres et on y massacrait hommes, femmes et enfants. Car entre 1975 et 1979, un quart de la population a péri sous le joug des Khmers rouges. Mais pas Sothik, ni sa famille.
Au bout de trois semaines d’ateliers d’écriture, la Française a eu envie d’en savoir plus sur ce que ce peuple avait vécu et propose à Sothik de lui raconter son enfance. Tous les souvenirs étaient là, bien intacts, il embraye : « j’avais huit ans… », c’était parti. Tous deux ont poursuivi la conversation jusqu’au bout de la nuit, puis par Skype et lors des voyages que le Cambodgien effectuait en France pour l’association. Est né un livre à destination des ados. Un texte sobre et courageux.
L’histoire de Sothik commence à Kompong Cham, un village sur le Mékong. La famille Hok est de double origine : le père, qui travaille pour une entreprise de tabac, est de culture chinoise tandis que la mère khmère fabrique des vêtements. Sothik est né avec la guerre. Les Américains bombardent régulièrement cette partie du Cambodge, proche du Vietnam. Les habitants sont épuisés par cette guerre qui ne veut pas dire son nom et en veulent au gouvernement qui s’est rangé du côté des Américains. Alors le 17 avril 1975, le jour où les Khmers rouges venus de la jungle entrent dans Phnom Penh pour prendre le pouvoir, tout le monde crie victoire !
« Si le Cambodge n’était pas un pays si injuste, ils y réfléchiraient à deux fois. Mais chez nous c’est la règle… et aucun espoir pour que les choses changent. Les enfants des familles pauvres ne reçoivent pas d’instruction valable et personne n’aide leurs parents. Alors quand les Khmers rouges promettent qu’ils vont en finir avec l’injustice et créer une société de l’égalité parfaite, sans argent ni propriété, où plus rien ne distinguera les citoyens entre eux, où tout le monde aura le même vêtement, la même coupe de cheveux, ils sont d’accord. Quelqu’un qui ne possède rien n’a rien à perdre. »
Mais la réalité sera bien différente des espoirs. La plupart des familles doivent quitter Kompong Cham et sont envoyées à vingt-cinq kilomètres dans la campagne, en pleine jungle, un endroit chargé de moustiques qui véhiculent le paludisme. Ils deviennent de véritables esclaves des rizières où ils travaillent jusqu’à épuisement de leurs forces et de la terre, constamment menacés. En devenant paysans et pauvres, en troquant les bijoux en or de sa femme contre deux bœufs et une charrette, le père de Sothik les sauva littéralement. « Le père était remarquablement intelligent et a racheté la vie de sa famille », confirme Marie Desplechin.
Mais très vite, les familles sont séparées. Sothik qui n’a même pas dix ans, est emmené avec d’autres enfants dans la pagode des bonzes. Commence une vie de labeur, sans repère. Il devra travailler dur, très dur à la rizière et oublier sa vie d’avant, et surtout se ranger à l’endoctrinement des Khmers rouges, seule chance de survie. Puis, il intégrera la brigade des chasseurs de rats qui pullulent dans les champs. Les enfants dorment les uns contre les autres dans des cabanes infestées de poux, mais il n’y a pas d’amis à qui se confier, juste des camarades. « Le seul individu qui circule entre les camps, c’est le coiffeur, raconte Marie Desplechin. C’est très emblématique car c’est un sourd et muet ! Aucune information ne doit circuler. »
Comment réagit Sothik à la vie du camp ?
Ce qui est très fort c’est qu’il perçoit tout de suite qu’il est obligé d’adhérer. Il comprend très vite qu’il va mourir et qu’il va mourir psychiquement. Il est lucide mais il joue le jeu, parce qu’il a faim.
Dans son malheur, Sothik a quand même la chance de croiser parfois ses parents.
Dans les grandes déportations, les gens sont tous séparés, sa chance à lui c’est d’être à la campagne dans le même périmètre que sa famille. Donc ils ont des nouvelles les uns des autres de temps en temps.
Comment avez-vous fait pour garder un ton aussi sobre ?
Dans ce genre de sujets, il ne faut pas ajouter de style. Je ne voulais pas « l’écrire », c’est vraiment Sothik qui raconte. C’est son récit. J’essaie seulement de le pousser un peu car, spontanément il ne parle pas de ses sentiments, de ses émotions.
Mon passage préféré c’est quand un soir, il descend sur la route, il n’y a plus de voitures. Il s’allonge sur le sol qui a gardé la chaleur de la journée. C’est le genre de détails sensuels et très beaux qu’il livrait peu.
Comment avez-vous procédé pour ce qu’il manquait dans le récit ?
J’ai complété la mémoire. Par exemple, j’ai retrouvé des chansons. Et là, Sothik m’a dit : « Tiens, tu connais Le Camarade Bœuf ? On connaissait cette chanson par cœur, on devait la chanter tout le temps ! »
Que voulez-vous raconter aux jeunes Français ?
Au-delà de l’histoire du Cambodge, ce livre permet d’aborder des thèmes familiers dans les zones de guerre : les enfants qui ne vont plus à l’école, les familles qui sont séparées et puis l’endoctrinement, les slogans. Le système qui repose sur la cruauté et la peur.
Est-ce plus difficile à aborder pour un jeune lecteur qu’une fiction ?
On pourrait très bien déplacer cette histoire dans un contexte de fiction. Si l’on prend du recul sur l’histoire de Sothik, c’est de l’aventure. Si l’on regarde bien, toutes les dystopies représentent des mondes très cruels. Quand Sothik est chasseur de rats, quand la nuit on vient prendre les enfants qui dorment, ou quand il est sur la montagne avec ses buffles. Ce qu’il vit est digne d’une dystopie.
Qu’est-ce qui vous a le plus touché dans cette histoire ?
J’adore quand Sothik dit : « je suis tombé amoureux de mes vaches. »
C’est beau son attachement aux animaux. J’adore, quant à la fin de la guerre, il ne veut pas retourner à l’école, il préfère s’occuper de ses vaches. Il s’est tellement échiné à s’adapter à la vie qu’on lui imposait, à en baver. Et tout à coup, on lui dit, ça y est c’est fini, il faut arrêter tout ça et revenir comme avant. C’est très difficile, imaginez ! C’est quelque chose que je comprends tellement !
J’ai trouvé la fin particulièrement touchante, lorsque tout est fini, Sothik rentre chez lui et ai accueilli par sa sœur. C’est éloquent sur leur pudeur.
Oui ! Elle lui dit « il y a combien de temps que tu n’as pas vu un savon ? » Et elle se met à le peigner, c’est tout. Ça c’est vraiment passé comme ça.
Comment avez-vous trouvé les Cambodgiens que vous avez rencontrés ?
J’ai été est frappée par ce que cachaient les visages. Lorsqu’on parle avec eux, tous sourient énormément. Mais quand les sourires quittent leur visage, ils sont littéralement habités par la tristesse. Ils sont encore prisonniers de l’Histoire et de leur structure familiale traditionnelle. Il y a beaucoup de résignation dans la culture khmère. La peur est encore présente.
Le livre va-t-il paraître au Cambodge ?
Sothik est en train de le traduire et de l’adapter. Je ne sais pas s’il réussira à le faire publier au Cambodge. Je l’espère, c’est un texte très intérieur, pas agressif du tout. Mais s’il le publie là-bas, c’est un acte courageux.
Quelles sont les réactions des jeunes lecteurs en France ?
Je n’ai pas encore fait de lectures du livre qui vient de paraître. Mais je constate que c’est un passé qui ne passe pas. Dans une classe de Lorient où j’intervenais l’année dernière, je racontais que j’étais en train de travailler sur ce livre. Et là, une petite fille est saisie de convulsions et de gros sanglots et doit sortir de la pièce. L’institutrice m’apprend ensuite que la petite était d’une famille cambodgienne et qu’ils n’en n’avaient jamais parlé chez elle.
Sothik
Marie Desplechin, Sothik Hok, illustré par Tian
96 pages, l’école des loisirs, 13 €
(dès 11 ans)
A lire aussi sur ce même sujet, mais pour les quinze ans et plus, Ne tombe jamais, le récit poignant de la vie du jeune Arn Chorn Pond, qui survécut aux camps grâce à sa passion pour la musique.
Ne tombe jamais
Patricia Mc Cormick, traduit de l’anglais par Jean-François Ménard
224 p. Gallimard coll. Scripto, 10,90 €
(dès 15 ans)
Photos :
Marie Desplechin avec les membres de Sipar, Sothik Hok est tout en bas à droite.
Sothik Hok (à gauche) en 1973 avec son petit frère, sa seule photo d’enfance.
Marie Desplechin, copyright : Karine Mazloumian
Sothik Hok avec son ancien chef de camp, « l’oncle So »
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