Le hors série Le rire de Tintin, une coédition L’Express-Beaux Arts magazine vient de paraître en kiosque, et j’y participe ! Ce numéro décortique les innombrables ressorts du comique selon Hergé. Vous pouvez vous le procurer ici. De mon côté, j’y aborde l’enfance dans son œuvre. Car elle est partout ! Qu’ils soient victimes, sales gosses ou prêts à tout pour aider Tintin, les personnages enfantins représentent un maillon indispensable de la chaîne. Et certains sont inoubliables comme Abdallah ! Le psychanalyste Serge Tisseron, auteur entre autres, de Tintin chez le psychanalyste (Aubier) et de Tintin et le secret d’Hergé (Hors collection) nous éclaire sur la place que l’enfance joue chez le créateur de Tintin et dans presque tous ses personnages.
A quoi ressemble l’enfance d’Hergé ?
Dans la longue interview qu’il a accordée à l’un de ses fans, Numa Sadoul, Hergé reconnaît avoir eu une enfance « morne et grise ». Sa vie a commencé à se colorer lorsqu’il est entré chez les scouts. D’un côté, cette période historique était très difficile pour cette toute petite bourgeoisie, mais en plus son père semblait d’humeur particulièrement taciturne, laissant peu de place aux émotions. Et Hergé dit ne l’avoir vu s’animer que lorsqu’il dessinait pour lui des vêtements pour enfants.
Hergé se serait mis au dessin pour faire comme son père ?
C’est mon hypothèse. Voir son père vivant lorsqu’il dessinait aurait suscité son désir de devenir lui-même dessinateur, comme une manière de retrouver leurs moments de bonheur partagés. Alors Hergé s’évadait par le dessin, se racontant à lui-même des histoires incroyables, tout comme celles qu’il imaginera pour Quick et Flupke.
Deux garnements bien représentatifs de l’époque ?
Aujourd’hui on a du mal à se l’imaginer, mais dans les années 1940-1950, les enfants étaient totalement livrés à eux-mêmes. Ils grandissaient dehors car il n’y avait pas de chambre pour eux. C’était la génération des terrains vagues, c’est La Guerre des boutons. Après les années 1960 et le boum économique, les parents aménagent une chambre pour l’enfant et lui demandent d’y rester, ce qu’ils font surtout dès qu’il y a la télé.
A présent, les enfants sont dans les terrains vagues d’Internet, un moyen d’être à la fois dans la maison et hors de la maison. Quick et Flupke avec leurs sales coups derrière la palissade sont donc très instructifs sur le climat de l’époque. J’imagine bien Hergé ne pouvant tenir en place et se calmant en racontant avec son papier et ses crayons tous les mauvais coups qu’il rêvait de faire quand il était dans les rues.
Comment expliquez-vous que les gags de Quick et Flupke ont tant vieilli alors que Tintin n’a pas pris une ride ?
Quick et Flupke ce n’est pas inventé, c’est un jeu. Il a fait ce qu’il pensait être de la BD pour enfants de l’air du temps, du Buster Brown ou du Pim, Pam, Poum à sa façon. Il ne s’est jamais retrouvé non plus dans Jo, Zette et Jocko, une commande de l’abbé Wallez : des enfants convenables, avec des parents, dans la morale familiale catholique courante. C’est pourquoi il les a abandonnés dès que Tintin a eu du succès.
Hergé a grandi avec un secret de famille, comment vit-on cela enfant ?
C’est un élément important de son histoire. Personne ne lui disait qui était son grand-père paternel. C’était un secret mais dont l’existence était clairement évoquée. Comme tout enfant, il cherchait à en savoir plus. Mais on ne lui donnait jamais de réponse. Selon les moments, on lui affirmait deux choses contradictoires : « on ne peut pas te dire qui était ton grand-père car c’était quelqu’un de tellement important que ça te monterait à la tête. » Et d’autrefois on lui rétorquait « ce n’est pas la peine qu’on te dise qui est ton grand-père parce que c’était quelqu’un sans importance. »
Un secret propice à développer l’imaginaire ?
Absolument. Hergé était libre de vagabonder et d’imaginer que son grand-père était peut-être le roi des Belges, Léopold II, « Quelqu’un de tellement important qu’on ne peut pas te dire qui c’était !». On connait les deux aspects de la réponse, puisque il y a bien eu deux grands-pères, le géniteur et le père donneur de nom « Remi ». A l’époque d’Hergé c’était incompréhensible, les enfants n’avaient qu’un père !
Pourquoi n’a-t-il pas eu d’enfants ?
Hergé ne pouvait pas en avoir. Son enfant, c’est son œuvre. Comme Flaubert avec Madame Bovary, il a mis son enfance et toute son histoire dedans. D’ailleurs il disait « Tintin, c’est moi quand je veux être parfait », « Haddock, c’est moi quand je suis moi-même » et « Tournesol, c’est moi quand je travaille ».
Pourquoi avoir fait de Tintin un grand adolescent ?
Il avait besoin d’un grand adolescent sans famille qui puisse parcourir le monde. Ce n’est pas une situation courante dans la réalité, mais c’est ce qui fait rêver les enfants : ne plus avoir de compte à rendre, être enfin libre. C’est pourquoi tous les enfants du monde ont rêvé d’être comme Tintin.
Milou est-il une allégorie de l’enfant que Tintin aurait pu avoir ?
Le coup de génie d’Hergé c’est de lui avoir flanqué Milou, puis ensuite Haddock, Tournesol et les Dupondt. Tout seul, Tintin est triste à mourir, il est raide, hors d’âge. Milou, c’est la part humaine de Tintin, une créature d’émotions qui perdra de son importance après l’introduction de Haddock. Je me suis toujours amusé à tracer des parallèles entre Milou et le capitaine, ils sont tous les deux plein de poils – l’un les poils noirs, l’autre les poils blancs – Haddock déborde d’émotions, pousse des coups de gueule, d’ailleurs ses insultes sont comme des aboiements.
Coco, Abdallah, Miarka, Zorino… comment expliquer la présence de tous ces enfants dans les albums ?
Dans les hebdomadaires Tintin de l’époque, toutes les aventures mettaient en scène des enfants, c’était important que les lecteurs puissent s’identifier à l’un des personnages. Ce n’était pas encore la période d’Astérix où il y a une pirouette : Obélix, le copain d’Astérix est un enfant avec une anatomie d’adulte. Les enfants jouent un rôle important chez Hergé, ils sont le maillon indispensable de toutes les générations qui sont présentes dans Tintin. Et de ces enfants-là, Hergé a fait des figures qu’on n’oublie pas, comme Abdallah.
Quels rôles principaux Hergé leur fait-il jouer ?
Les deux pôles importants de l’enfance à retenir chez Tintin sont d’un côté, Abdallah, le sale gosse – tout comme les enfants de Séraphin Lampion – et de l’autre Zorino, qui est prêt à se sacrifier. On retrouve d’ailleurs ces deux facettes de « l’enfant insupportable » et de « l’enfant aidant » chez Haddock et chez Tintin, les deux facettes d’Hergé. L’enfant victime (comme le fils du Maharadjah de Rwhajpoutalah ndlr) est plus anecdotique. C’est peut-être une référence historique à l’affaire Lindbergh qui avait marqué les esprits.
Un enfant, c’est complexe. Pourquoi avoir développé seulement deux aspects très manichéens de ses personnages enfantins ?
Toute l’éducation habituelle tend à penser en termes de bipolarisation : on est un « bon enfant » ou un « mauvais enfant ». Je crois qu’Hergé a construit ses figures enfantines autour de ces caricatures des parents, qui sont d’ailleurs des caricatures de toujours.
L’un d’eux reste à part dans son œuvre, c’est Tchang, qui a vraiment existé.
Tchang c’est à la fois une vraie amitié, mais aussi une dette professionnelle. Dès Tintin chez les Soviets, Hergé utilise une documentation sous forme de photos, magazines, illustrations diverses. Mais Tchang a attiré l’attention d’Hergé sur l’importance du contexte historique et avec lui, il développe un souci de précisions et une rigueur beaucoup plus grandes. Hergé n’a jamais oublié la leçon de Tchang puisqu’il s’est ensuite toujours attaché à respecter le contexte historique. Il s’est énormément documenté dans des revues comme L’Illustration, puis quand il a eu plus d’argent, il envoyait Bob de Moore aux quatre coins du globe qui lui rapportait des croquis à partir desquels il dessinait. C’est d’ailleurs à partir du Lotus bleu, qu’Hergé prend ses distances avec l’abbé Wallez et que les albums gagnent en profondeur.
Pourquoi n’a-t-il pas lié plus fortement le destin de Tintin à celui de Tchang ?
Tintin ne pouvait se lier avec personne, cela aurait été la fin. Par définition Tintin devait rester libre de tout lien institutionnel.
Pourquoi Tintin parle-t-il autant aux jeunes lecteurs quelles que soient les générations ?
Hergé, en dessinant les aventures de Tintin, a renoué avec son imaginaire d’enfant. D’ailleurs, s’il ne l’avait pas fait, il n’aurait jamais mis intuitivement en scène le secret de sa famille comme il a essayé de le résoudre quand il était enfant. Et ce faisant, il a accompli une œuvre aussi fascinante pour les enfants que pour les adultes.
On peut parler d’une grande part d’enfance chez les adultes aussi ?
Oui, il y a de l’enfant dans tous ses personnages ! Hormis la Castafiore qui incarne la gardienne du secret familial. Pour preuve, elle ne donne jamais son véritable patronyme au capitaine Haddock, l’appelant tour à tour Kappock, Kolback, Kosack…
Mais si vous prenez Tournesol, c’est l’enfant qui se replie sur son monde. L’enfant qui après avoir entendu trop longtemps la confidence d’un secret, comme Hergé attendait qu’on lui avoue enfin qui était son grand-père, a compris qu’on ne lui dirait jamais. Il y a un repliement sur soi. Il a d’ailleurs parlé de cinquante ans de « travaux fort gais » pour ne pas dire « travaux forcés ».
Hergé, vers la fin de sa vie, a joué avec ses personnages en privilégiant la part d’enfance à l’intérieur d’eux. Dans Vol 714 pour Sidney, par exemple, Carreidas est un Abdallah adulte et Rastapopoulos devient davantage un gamin capricieux qu’un criminel dangereux. Hergé les tourne en ridicule, comme s’il renouait avec la bande dessinée du début de carrière. A partir des Bijoux de la Castafiore, Hergé fait de l’auto parodie, infantilisant certains de ses personnages.
Dans les derniers albums, les enfants ont d’ailleurs tendance à disparaître.
Au fur et à mesure qu’Hergé vieillit, il construit des histoires de plus en plus pour les adultes et de moins en moins pour les enfants. Il y a un personnage qui se suicide dans On a marché sur la Lune. Un suicide dans une histoire pour enfants, ça n’existait pas. Hergé va vers des situations de la vie adulte. Dans les années 60, les enfants ont changé ils peuvent se retrouver dans des personnages adultes, ce qui était plus difficile à l’époque de Quick et Flupke.
Dans Hergé, la biographie de Benoît Mouchard et François Rivière, il dit du Lotus bleu, « c’est trop beau pour les gosses ! »
J’interprèterai cela ainsi : cela avait été pour lui un travail considérable que peu de lecteurs pouvaient apprécier à sa juste valeur. C’est seulement avec le recul aujourd’hui, qu’on peut comprendre ce qu’était la Chine et l’invasion du Japon à cette époque. A l’époque du Lotus bleu, peu de gens se rendaient compte de la très forte portée de témoignage que cela pouvait avoir. Et Hergé était loin de s’imaginer qu’il aurait autant de succès auprès des adultes ! Pour lui, il racontait seulement des histoires pour les enfants. Or, Tintin apparaît aux yeux de tous comme une œuvre cryptée et c’est pour cela que l’on y revient toujours. Il y a quelque chose qui résiste, comme dans Shakespeare. Le fait est qu’il reste toujours quelque chose que l’on ne comprend pas et notre curiosité nous y ramène. Enfant ou pas.
136 pages – 8,90 €
emeraude35new dit
Analyse très intéressante, merci de nous dévoiler tant de choses sur ce créateur fantastique qu’a été Georges Remi.