A travers la voix de la petite Alice, Claire Castillon met au jour la mécanique implacable de l’emprise d’un prédateur sexuel. Les Longueurs est un roman vertigineux, déchirant et essentiel. Après lui, on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas.
Attention chef d’œuvre ! Ce roman est une claque. Cette voix de petite fille qui raconte, huit ans durant, la prédation lente, inexorable du meilleur ami de sa mère sur elle nous fait vaciller et nous éblouit de justesse. Cette voix est celle d’Alice, persuadée qu’elle aime « Mondjo ». Alice a sept ans et Georges, 44. Ce texte d’une redoutable efficacité nous fait entrer peu à peu dans la lente et durable mécanique de l’emprise. Tous les éléments sont là, sous nos yeux, comme si nous pouvions toucher du doigt la double facette d’une réalité.
Côté pile : Mondjo, l’ami présent dans l’adversité. Un père absent, une mère un peu débordée et seule, et puis lui, l’ami de toujours qui couvre Alice de cadeaux. Lui, l’entraîneur d’escalade qui lui apprend les ficelles, la hisse haut dans la compétition, l’entraîne davantage, l’emmène en voiture, en week-end à la mer, soulage sa mère. Il est tellement gentil, drôle et serviable Mondjo, c’est vrai. Il est entré dans leur quotidien, un peu comme un cadeau quand la vie était dure et solitaire après qu’elles eurent cessées d’espérer « que papa rouvre la porte et reprenne sa place. »
Côté face : Mondjo, attire Alice derrière les tapis, dans le vestiaire, dans la douche, dans le cagibi noir, il est celui qui espionne, interdit, verrouille le cerveau, la bouche, devient indispensable. Mondjo écarte tout obstacle entre eux, les amis qui invitent à dîner, les prétendants d’Alice de son âge, s’incruste en vacances et fait croire que tous les matins ils vont s’entraîner pour l’escalade. Mais ce sont d’autres ficelles qui se tirent ici et aveuglent la mère : « Il y a Anna avec nous dans le lit qui s’étouffe dans l’oreiller. Le matin, je dis à maman que je n’ai pas envie d’aller grimper, mais elle me pousse du lit. Ah non Lili, tu te rends compte de ce que Mondjo fait pour toi ? Saisis cette chance Lili, entraîne-toi ! » Comment résister à ça ?
Alice ne veut plus de Mondjo dans sa vie mais elle ne veut pas le perdre ni le fâcher non plus. Elle veut juste faire ce qu’il lui demande et essayer de ne plus y penser. Mais ça ne marche pas comme ça. Elle sait bien au fond, que ce n’est pas normal. Alors cette voix sombre dans un puits sans fond et se demande sans cesse : à qui le dire ? A la prof d’art plastique, au directeur de l’école ? à la vendeuse au supermarché ? A sa meilleure amie ? A Octave, son prétendant du lycée ? A son père qui vit aux Etats-Unis ? Le silence, la voix blanche est la réponse à l’agression, l’incapacité paralysante à dire.
Claire Castillon met au jour la mécanique parfaite du prédateur. Se glisser dans une famille un peu fragile, avec absence de mâle. Être l’ami hyperprésent, celui qui dépanne, qui fait rire, qui remet de la légèreté dans la vie. Oui il est tout cela George, mais aussi celui qui manipule Alice dans l’ombre. « L’âge c’est une excuse pour les incapables de l’amour », lui a murmuré Mondjo qui lui promet qu’un jour ils se marieront. En attendant il lui explique le grand secret des adultes : « J’apprends que chaque enfant possède dans sa vie un adulte qui l’aime comme un supérieur de l’amour, mais un supérieur gentil et attentionné ». Gentil, attentionné… et insoupçonnable.
Face à cette rhétorique on a peur pour Alice, on voit son combat permanent intérieur entre lucidité et envie de croire Mondjo, volonté de lui faire plaisir, de s’effacer, d’attendre que ça passe, de ne pas le fâcher. La peur qui ne dit pas son nom.
Alice est lucide pourtant et observe les dégâts que son entraîneur fait autour de lui, dans les vestiaires, elle reconnaît les regards des autres fillettes apeurées « les filles aux joues rouges », sans pour autant oser en parler avec elles.
On est sidéré par la simplicité et la force du récit qui se dégage de la voix de cette petite fille qui se réveille souvent avec la sensation qu’un matelas de mousse s’écrase sur elle et l’étouffe comme si un cauchemar l’écrasait de tout son poids, la réduisant au silence.
C’est un roman lancinant et vertigineux car à chaque révélation, à mesure qu’Alice grandit – la prédation aura lieu de sept à quinze ans – il nous amène un peu plus loin dans le jeu du monstre. Au début, ce sont les « gouzgouz », on comprend des chatouilles un peu spéciales, puis des pratiques sexuelles plus explicites, le cagibi d’amour où il l’enferme… Dans ces moments-là, Alice s’appelle Anna, une autre personne qu’il convoque, comme pour l’aider à mieux se dédoubler. Le principe narratif ultra efficace, donne le tournis par sa sincérité, son réalisme sans jamais être voyeur.
On tremble en lisant ces pages, on espère que la mère comprenne les signes. C’est en croisant une jeune fille autrefois sous l’emprise de Mondjo qu’Alice trouvera la force de parler avant que le secret ne la dévore à son tour : « Quand l’amour a fini de donner les joues rouges, il donne les joues-blanches, et les filles deviennent des fantômes. Parce que la nourriture ne passe plus, le secret prend trop de place dans le ventre. » Il aura fallu huit ans pour oser dire.
Alors que la parole se libère sur ce sujet encore tabou il y a peu, la littérature jeunesse joue pleinement son rôle ici, même si l’auteure se défend de parler à un public en particulier. Claire Castillon dit avoir voulu faire « de cette zone trouble un pays de clarté. Si toutes les mères voyaient, si tous les enfants disaient non… » Elle signe assurément un roman magistral, en résonnance avec son roman pour adultes, Son Empire.
Une postface du docteur Béatrice Gal de la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin déclare qu’une adolescente sur cinq va subir une agression sexuelle. C’est dire l’urgence de placer ce roman entre les mains de toutes les jeunes filles et jeunes adultes.
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Les Longueurs
Claire Castillon
186 p., Les Longueurs, Gallimard jeunesse, coll. Scripto, 10,50 €
(dès 13 ans)
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