Dans son dernier roman, Comme des frères, Claudine Desmarteau dissèque au scalpel la vie d’une bande de lycéens, leurs rivalités, leurs délires. Et dans les yeux de Raphaël, à rebours, le drame qui les lie à jamais.
«La tristesse a une couleur – pour moi gris serpillère. La couleur du ciel après la pluie. La peur a une odeur. Les chiens la reniflent, on m’a appris ça quand j’étais môme. Il faut éviter de transpirer la trouille quand on croise un chien. A l’école et au collège c’est pareil. On est comme des chiens. La peur on la renifle. Elle rend agressif. Elle excite la meute.
Tu sues des mains
Tu pues des mains
Tu sues du cul
Tu pues du cul.
Le dégoût de soi, il n’a ni goût ni odeur. Il serre la gorge. Il dessèche les mains et la bouche. (…) Le dégoût de soi, il encercle en douce et en silence, à toute allure, comme la marée montante par gros coefficient. »
Il est beau ce titre, Comme des frères.
Il dit tout de cette période de l’adolescence où on vit, soudés, en bande. Les gars glandent ensemble, se collent, un peu craspec, jurent d’un rire gras, se lancent dans des concours de branlette, se tapent des barres, font les malins et les gros bras. C’est l’âge où on emmerde le monde mais où on s’emmerde ferme quand même, alors on tue le temps. A faire des conneries. Bah, c’est de bonne guerre, on a seize ans on se provoque, on se cherche, on se jauge. Parce qu’on va devenir des hommes quand même alors on expérimente ça ensemble, on veut impressionner l’autre, lui montrer qu’on est à la hauteur, qu’on fait partie de la bande. Comme des frères dit tout du jeu dans lequel on s’enferme, une nouvelle version du « Comme si » de l’ancienne cour de récré. On teste ses limites, on ferait comme si on était immortel… Frères de vie, quoi. A la vie, à la mort.
C’est ça.
A vingt-deux ans, Raphaël fait défiler sa jeune vie. Il se souvient de ses années collèges puis lycée, l’année de ses seize ans précisément, cet hiver, ce mois de février sec et glacial, ce jour où tout a basculé. Où l’adolescence s’est envolée. Pour de bon. C’était le 16 février 2013. Il se remémore la bande des inséparables, Lucas, Kevin, Thomas, Ryan, Saïd, Idriss. Et puis le dernier arrivé, Quentin alias « Queue de rat », qui servait un peu de bouc émissaire forcément. Et puis il y avait sa jumelle Iris, dont Raphaël était secrètement amoureux, une fille « avec des yeux en amande d’un noir profond qui te donnent envie de rentrer sous terre, de fermer ta gueule, de rentrer te coucher ou prendre une douche froide. Ou alors de sauter en parachute (…). Ca dépendait des jours, les yeux d’Iris. »
On n’est pas malin quand on a seize ans, surtout quand on est un garçon et qu’on joue à faire plus grand, plus violent, plus dangereux que les autres juste pour montrer qu’on a plus de poil au menton. L’âge où il y a tout qui vous démange du sol au plafond. Et où on voudrait surtout être ailleurs « Sortir par la fenêtre ou par la porte pour se tirer en courant. Courir vite et loin… Courir ailleurs, loin de nous. » Alors on rigole sec, on glousse, on se fiche de tout, on boit des bières, on fume des joints, on fait les mythos. Mais cette insouciance, cette indolence, elle est hors de prix.
Raphaël ne fait pas que se remémorer. Ce souvenir l’obsède. Ce livre, c’est une tentative pour continuer de vivre avec le souvenir fatal de ce jour blanc. De ce jour dont il tente indéfiniment de rembobiner le film. Alors pour oublier, il est parti à la fac, « à cent cinquante kilomètres d’ici. Pas assez loin. Aucun endroit sur terre n’est assez loin. » Et tente de replacer les morceaux du puzzle pour mieux s’en consoler.
Avec sa plume qui grince, irrite, pointe, agace la vie et ne ménage jamais son lecteur, la romancière Claudine Desmarteau, auteure, entre autres, du formidable Jan (éd. Thierry Magnier), sait mieux que quiconque décrire ces moments d’adolescence qui piquent. Elle se glisse dans la peau de ce jeune homme, le cœur déchiré par un drame joué entre amis en toute inconscience. Ce roman, en forme de chronique adolescente, met en garde contre la cruauté du groupe. Les erreurs de jeunesse parfois fatales, tiennent à un fil. Et c’est ce fil qu’elle tend à l’extrême crispation pour accrocher son lecteur. Elle dit tout de la lente mécanique de l’excès, du moment où tout peut basculer, de cette surpuissance un peu idiote des ados. Et montre ce point de bascule, où l’on touche du doigt la fragilité des choses.
Tous les adolescents devraient lire Comme des frères. Parce que ce roman est beau, grave derrière les ricanements, et surtout parce qu’il leur parle d’eux, avec malgré tout beaucoup de tendresse.
Le site de Claudine Desmarteau
Comme des frères
Claudine Desmarteau
260 p., l’iconoclaste, 18 €
(dès 14 ans)
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