Le romancier Jérôme Leroy livre le premier tome d’une dystopie captivante. Véritable page-turner, Lou après tout, nous fait basculer dans le monde après le Grand Effondrement. Prophétique ?
« A cause des chiens. Pour Lou et Guillaume, cela avait commencé à cause des chiens. Pour Lou et Guillaume, cela s’était terminé à cause des chiens. Même si les chiens n’y étaient pour rien, ou presque.
Lou et Guillaume vivaient depuis deux mois maintenant dans la villa Yourcenar, sur le Mont-Noir. Il y avait des lustres qu’ils n’étaient pas restés aussi longtemps dans un même endroit. Sans vouloir y croire, Guillaume commençait même à envisager une installation définitive. Pour autant qu’il y ait quelque chose de définitif, dans ce monde qui était le leur. La villa était un lieu étrange, plein de rats et de livres. Elle ressemblait à ces maisons hantées d’un vieux film d’épouvante…»
L’humanité va-t-elle disparaître ? Ou continuer à vivre dans un univers super hostile ? C’est le pari que fait Jérôme Leroy. Dans la continuité de ses romans pour ados engagés, l’auteur fait un bond en avant et nous embarque dans le monde d’après. Celui qui surgit après « la Grande Panne ».
Bienvenue en 2051. Un monde post-apocalyptique où une grande partie de la population a été décimée, où Internet et tout ce qui s’apparente à une technologie numérique a disparu et le reste, n’en parlons pas… Un monde déjà dévasté auparavant par la pollution, les crises et les guerres, avec explosion de champignon atomique côté Iran en prime.
Mais dans ce monde, où l’on croise tout de même quelques clins d’œil – notamment un certain Destouches, médecin militaire ou, retranchée d’un château l’autre, une vieille colonelle aristo, potentiellement flingueuse ou bienveillante, selon la tournure des événements – ne règne pas qu’un parfum de fin du monde. Il y a pire. Outre le manque de tout, il faut vivre avec l’insécurité permanente. Car une race d’humains surconsommatrice de réalité virtuelle a muté : les Cybs, d’étranges créatures aux allures de cyberzombies et leurs équivalents canins pas prêts d’être domestiqués. D’autant que leur morsure est contagieuse…
C’est dans cet univers que vit Lou. La jeune fille a seize ans, l’âge de tous les possibles. Elle a perdu ses parents au moment du Grand Effondrement, c’était en juin 2040. Sauvée par Guillaume, il avait dix-sept lorsqu’il a pris la fillette âgée de cinq ans sous son aile. Ce fut la fuite d’un couple improbable : « un jeune homme rêveur, pas vraiment de son époque, et une toute petite fille, si vulnérable dans cet effondrement généralisé. » Lou ne connaît donc que le monde d’après. Depuis lors, tous deux ne cessent de se cacher pour survivre, ne comptant que l’un sur l’autre. C’est dans la villa Yourcenar qui domine la plaine des Flandres qu’ils attendent, retranchés comme avant de livrer bataille. Car du haut du Mont-Noir, on voit les Cybs arriver de loin…
Guillaume est un survivant acharné avec pour devise : « trop penser au passé, c’est le meilleur moyen d’y passer. » Pourtant, cet irréductible nostalgique apprend tout ce qu’il sait à la jeune fille, s’échinant à lui transmettre ce qu’il a aimé, la poésie, qui était toute sa vie. En ayant sauvé Lou, il se sauve lui-même. Mais pas seulement, car il sauve aussi la poésie. C’est joli cette idée que le seul objet rescapé du monde d’avant soit un exemplaire de l’œuvre d’Apollinaire dans la Pléiade.
« C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté. »Lorsqu’il ne reste plus rien, la beauté n’est-elle pas la seule raison de vivre ? Alors Guillaume raconte pour faire surgir l’espace d’un instant les films qu’il a aimé, récite à Lou les vers d’Apollinaire ou de Rimbaud. « Mon fils est un naufragé du temps », disait de lui le père de Guillaume.
Jérôme Leroy, lui, se pose en avertisseur vigilant d’un monde qu’il ne veut pas voir advenir. Et nous ébranle par la plausibilité de sa vision. Car la plus grande partie du roman raconte ce qui arrive avant le Grand Effondrement. Et rien de ce qui s’y déroule ne nous est inconnu : catastrophes naturelles, épidémies, montée du fascisme (on a déjà croisé le Bloc patriotique dans ses précédents romans), contrôle de la presse, montée des communautaristes dans les banlieues jusqu’au vote par référendum de la Séparation… La force du roman de Jérôme Leroy tient surtout dans le grand réalisme des situations : la fin des salles de cinéma, les écrans-feuilles, les enfants diagnostiqués cyberautistes à force d’être scotchés sur leurs tablettes, la moitié de la population sous-antidépresseurs, l’autre avec leurs lunettes à réalité virtuelle vissées sur la tête… jusqu’à l’injection d’une puce électronique dans les bras des jeunes humains au nom du sacro-saint principe de précaution.
Lou après tout est le premier tome d’une trilogie et on a vraiment hâte de connaître la suite… En attendant le mois d’octobre pour le tome 2, pour se remettre de ce monde qui sombre, tentons de nous réjouir. D’abord parce que ce roman noir nous prouve aussi que la jeunesse est douée pour la vie, pour garder espoir et développer une énergie dingue pour survivre. Qu’elle sait, au milieu du chaos, trouver des moments de douceur. Et surtout parce qu’au milieu des décombres, Apollinaire est sauvé et ça nous donne franchement envie de le relire.
Il y a peu de temps justement, sur le pont d’un bateau, je pensais par un heureux hasard à son poème Annie. Cette femme doucement mélancolique se promène seule dans un jardin plein de roses, un passant l’observe et note qu’il manque des boutons à son vêtement… C’est parfois dans d’infimes détails que se niche la force poignante de la littérature et Apollinaire reste une puissance incomparable et consolatrice. Nous voilà sauvés, nous aussi.
Lou après tout
livre 1 : le grand effondrement
Jérôme Leroy
380 p., Syros, 16,95 €
(dès 13 ans)
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