Après Adam et Thomas, le grand écrivain Aharon Appelfeld, né à Czernowitz (aujourd’hui en Ukraine), offre un second ouvrage à la jeunesse. De Longues Nuits d’été est un texte d’une profonde mélancolie mêlée de joie dans lequel l’auteur livre toute sa sagesse. Un livre en forme de testament.
Ils marchaient de champs en champs et de clairière en clairière, faisant de temps en temps une halte avant de poursuivre. Quand une source ou un puits se présentaient à eux, Janek remplissait un seau, ils se lavaient la figure et buvaient jusqu’à plus soif.
– Tu es fatigué ? demandait Sergueï.
– Non.
– Reposons-nous un peu, puis nous continuerons d’avancer.
Ils erraient ainsi, et toujours les mêmes visions s’offraient à eux. Au printemps et en été ils se reposaient sous un arbre ; en automne et en hiver, ils dormaient dans des auberges, ou des presbytères.
Dans Adam et Thomas[1], son premier roman pour la jeunesse, Aharon Appelfeld racontait l’histoire de deux jeunes garçons que leurs mamans avaient cachés dans la forêt, loin du ghetto, pour vivre éloignés de la douleur de la guerre. Tenir à bonne distance le malheur et au plus près ses souvenirs, c’est peut-être là le travail d’une vie de l’écrivain, lui-même jeune survivant des camps, venu sur la terre d’Israël après la Seconde Guerre mondiale. Dans ce roman, les deux jeunes garçons s’entraidaient, l’un plutôt ingénieux et réfléchi épaulait l’autre plus pratique et proche de la nature.
Cette complémentarité humaine se retrouve dans ce nouveau roman, mais cette fois, sous forme de transmission. De Longues Nuits d’été raconte l’errance d’un homme et d’un enfant au milieu de la guerre et de la campagne ukrainienne.
Sergueï est un ancien soldat, commandant d’une unité spéciale, devenu aveugle et qui connaît parfaitement la région. Il erre de villages en villages, en quête de quelques sous à la sortie de la messe le dimanche. Mendiant mais digne : « Sergueï ressemblait à la fois à un prince et à un moine. »
Michaël Wiener a onze ans, né dans une famille juive. Sergueï a travaillé autrefois pour le grand-père de l’enfant et lorsque les juifs ont été persécutés, le père de Michaël est venu lui demander de prendre son fils avec lui avant d’être déporté : « Je te laisse mon fils, prends soin de lui mon ami. » Rebaptisé Janek et arborant une croix autour du cou pour cacher son identité juive, le jeune garçon deviendra les yeux de Sergueï, leur compagnonnage leur offrant une protection opportune.
Et voici donc ce drôle d’équipage, un ancien soldat, brave et aimé de tous, devenu aveugle et vagabond et l’enfant qui lui tient la main, achète de la nourriture aux villageois, puise de l’eau et boit ses paroles. Dormant la nuit à la belle étoile « le ciel est notre toit », Janek guide le jour Sergueï sur les chemins boueux tandis que le vieil homme guide l’enfant dans les méandres de la vie. Car Sergueï est un sage. Econome de ses mots face à l’enfant avide de questions : « Qu’est-ce que les Juifs ont fait de mal pour qu’on s’en prenne à eux ainsi ?
– Mieux vaut ne pas se poser de questions auxquelles il n’y a pas de réponses. »
Au fil du temps – ils passeront près de deux ans ensemble -, l’homme apprendra à l’enfant à s’entraîner pour rendre son corps plus fort, à ne pas poser de questions qui n’appellent de réponse et à faire entrer Dieu en lui pour devenir un homme bon. « La solitude m’a rapproché de Dieu. J’ai appris à lui faire confiance et à l’aimer. »
Janek est bon élève. Il s’attache rapidement au vieil homme et apprend avec humilité ce que l’aveugle lui enseigne. « Ne pas se fâcher, garder à l’esprit que les hommes sont des visiteurs en ce monde, ne pas être prétentieux. Je crois que je t’ai dit là l’essentiel. » Ses paroles réconfortantes apaisent l’adolescent qui se fond dans son rythme et qui peu à peu se meut en véritable protecteur lorsqu’ils sont malmenés sur les routes : « Les vagabonds sont comme les soldats, toujours en alerte. »
A la lecture de ce livre, on ressent une infinie tendresse pour l’union silencieuse de ces deux errants sur la Terre que rien ne destinait à se rencontrer. Toute la bienveillance d’un grand-père pour son petit-fils éclate dans ce roman exigeant et doux. On y retrouve les thèmes de prédilections d’Aharon Appelfeld : la prégnance des rêves, les souvenirs des parents, des grands-parents, la foi et le dialogue intérieur. Toutes choses qui l’ont aidé lorsque, enfant, il s’échappa d’un camp de concentration et se réfugia dans une forêt d’Ukraine. Lui encore qui écrit pour tenir ses rêves et ses souvenirs au plus près, comme un secret de la survie.
Un peu de patience est nécessaire pour apprécier ce livre au rythme lent, mais dont la beauté et la bonté s’ouvrent au lecteur qui saura prendre le temps d’écouter les mots choisis de Papi Sergueï. Le lecteur avance dans le livre comme nos deux errants, savourant chaque pas sur un sentier non tracé à l’avance, se rafraîchissant de chaque parole distillée comme des perles de pluie, devinant que la répétition fait partie du processus d’apprentissage. Car on sait qu’au bout du chemin où Aharon Appelfeld nous emmène, il y a la promesse assurée de la rencontre avec soi.
« Janek, chaque jour tu dois choisir une vision qui se présente à toi et te dire : je la conserverai en moi toute ma vie. Si tu croises un vieil homme ou un jeune garçon qui prononce une belle phrase, garde-la dans ta mémoire. » Pour ma part, je n’oublierai jamais cette rencontre avec Aharon Appelfeld, un matin de mai 2014, ses petits yeux verts pétillants, la douceur de sa voix, son bon sourire et qui me dit en riant : « Regardez-moi comme une personne limitée. » Infinie sagesse.
Lire l’interview d’Aharon Appelfeld à propos d’Adam et Thomas
De Longues Nuits d’été
Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti
illustration de couverture : Mélanie Rutten
276 p. l’école des loisirs, 15 €
(dès 13 ans)
Copyright photo : Patrice Normand.
[1] Adam et Thomas, Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, illustrations Philippe Dumas, 152 p. éd. L’école des loisirs, 15 € (dès 10 ans), Paris, 2014.
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