Dans Les Enfants du Lutetia, Rachel Corenblit fait revivre avec beaucoup de délicatesse ce moment où les familles de déportés sont venues attendre le retour de leurs proches.
« J’ai fait comme les autres. J’ai hurlé : « Bravo, bravo » et puis « Vive la France » et « Victoire » et encore « Vive le Général ». J’ai chanté la Marseillaise avec Paulo qui couinait plus faux qu’un cochon qu’on égorge. Mais on s’en fichait parce que la Marseillaise, là, avec tous les gens serrés, c’était grand et beau. Ca nous prenait le ventre et ça nous tenait le cœur. Et je n’ai pas pleuré parce que je ne pleure jamais. Mais j’ai failli.
Pourtant, je ne voulais pas y aller. C’est Juliette qui m’a forcé :
– Allez, elle m’a dit, il passe place Masséna. On ne peut pas rater le général de Gaulle, Léopold. C’est un événement. »
En plusieurs romans, Rachel Corenblit continue d’explorer les répercussions de la Seconde guerre mondiale et particulièrement de l’Holocauste sur les victimes et leur entourage. Cette fois, elle a choisi de situer son action dans le Hall du Lutetia, hôtel parisien qui accueillit les rescapés des camps nazis, durant l’été 1945.
Les photos des visages disparus affichées au mur attendent avec ferveur le retour des survivants. Là, toute une communauté s’installe, va et revient chaque matin avec l’espoir de se trouver enfin face à un père, une mère, un frère, une tante, une amie…
« Je me disais c’est comme de la magie. Un mur qui rend les gens vrais », dit le jeune Léopold Talher en découvrant le grand hall. Avec Juliette, ils ont pris le train depuis Nice pour retrouver les parents du garçon. Le couple de résistants avait confié en 1942 leur fils unique à leur amie, une institutrice qu’ils ont surnommé « Miss Vodka » parce qu’elle est russe. Elle a une énergie à déplacer les montagnes, Juliette, il faut dire qu’elle a échappé à la Révolution bolchevique ! Alors elle croit dur comme fer au retour de ses amis : « Un petit espoir ça fait un petit homme. Toi et moi on est suffisamment courageux pour nourrir un grand espoir. »
Avant de partir, sa mère a écrit une lettre que Léopold n’a toujours pas ouverte, pour ne pas brusquer le sort peut-être. Mais cela fait si longtemps, le garçon n’ose plus trop croire au retour de ses parents. Juliette compte bien retrouver son amie, « un véritable soleil », alors en attendant de trouver des informations, tous deux logent à Paris chez la tante Matcha, une Russe exilée comme elle, qui les nourrit avec cœur de « sablés aussi secs que le désert. »
A l’intérieur du Lutetia, toute une communauté attend là avec ses questions sans réponses. C’est un peu comme une Eglise, avec des chuchotements, des prières et des yeux comme des lueurs avec à l’intérieur beaucoup d’espoir. Peu à peu derrière les mots, les regards, des vies, des destins tragiques se dénouent, des liens se tissent.
Léopold cherche à rencontrer une personne qui aurait croisé Bernard et Sofia Talher. Il y a Michel qui attend sa mère, parce que sans elle, son père est perdu. Il y a André aux doigts d’or qui espère toute sa famille. Pianiste surdoué, ses parents l’ont envoyé à New York pour perfectionner son art avec les meilleurs professeurs. Ce fut sa chance, mais il ne se vante pas de ce don : « C’est une route qui défile, voilà, je ne suis pas un génie, c’est mes doigts qui sont en or. » Alors, pour passer le temps, il joue Satie dans un salon du grand hôtel. Les déportés s’installent les uns après les autres, écoutent et reviennent un peu à la vie, s’autorisent une émotion : « André les plantait dans le sol, les entourait d’amour et ça poussait tout seul. » Et puis il y a surtout la jolie Marie-Antoinette aux longues nattes et à l’histoire incroyable, elle attend sans relâche ses parents, des artistes de Music-Hall.
Cette petite bande se lie, et vont au fil des jours se confier leur histoire. Rachel Corenblit à travers ce court roman, reconstitue un condensé de vies brisées, montre la difficulté à attendre les retours, à reconnaître les déportés tant ils semblent avoir vieillis parfois en quelques mois, à comprendre leur état : « J’ai mis du temps à les accepter. Leurs yeux qui mangent leurs visages, immenses et ronds. Leurs mains qui dépassent des manches comme des pattes d’araignée, écorchées et tendues. Leurs épaules qui trouent les vestes… »
C’est avec grande délicatesse, mais sans rien occulter de la dureté de la réalité des camps, que l’auteure raconte cet épisode. Elle avance ses personnages un à un et fait naître cette fraternité d’enfants qui peu à peu, se confrontent à la réalité, entendent les témoignages : le Vel d’Hiv, les conditions de voyage dans les trains, les camps de transit, ceux qui sont revenus, la folie et la peur sur leurs visages, leur extrême dénuement.
A travers cette poignée de destins, c’est l’histoire d’un peuple anéanti qui est raconté. Les orphelins défilent, pleurent leurs morts, sont parfois bouleversés par une retrouvaille, tandis que d’autres décident de partir construire leur vie en Israël.
Dans le hall de ce grand hôtel luxueux, c’est autant une quête du passé que celle de leur avenir qui se joue pour les adolescents. On touche du doigt les amitiés, les solidarités, les émotions qui ont percées entre ces enfants que l’Histoire a rassemblé et fait grandir si vite. Et puis, par la grâce de leur jeune âge, la vie qui reprend et doit avancer malgré tout comme un cheval au galop.
Les enfants du Lutetia
Rachel Corenblit, illustration de couverture Hervé Pinel
134 p., éditions du Mercredi, 11 €
(dès 12 ans)
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