Avec L’âge des possibles, Marie Chartres nous embarque dans l’errance d’une bande de trois adolescents, paumés et attachants au cœur de Chicago. Un tableau de l’envol vers l’autonomie. Du grand art.
Temple
« Je suis au seuil d’une période d’émerveillement. C’est ma mère qui le dit. Je suis presque d’accord avec elle. Sur la question du seuil bien entendu. Concernant l’émerveillement, il faudra approfondir la question. Même le mot me fait peur. Je l’associe à quelque chose de monstrueux, de réel et de concret. Comme mon soutien-gorge chaque mois trop petit…»
Saul
« C’est très étrange à expliquer. J’ai mangé du pain perdu saupoudré de cannelle puis j’ai décidé que je le ferais. Je suis allé chez Rachel. Elle a été d’accord immédiatement. On est partis tous les deux avec nos sacs sur le dos. Rachel a ôté sa coiffe de prière en organdi blanc dix minutes après notre départ. On avait 600 dollars en poche.(…)
– Quel bonheur, quelle joie pure ! » a-t-elle ajouté.
Cela sonnait faux évidemment. Mais qu’est-ce qu’elle était belle avec ses cheveux en liberté. J’avais les mains qui tremblaient. »
Rachel
« Est-il possible de tricoter des chaussettes et de fuguer la seconde d’après ? Je venais de le faire, alors je suppose que ça l’est. Et mes capacités sont infinies. (…)
Lorsque Saul a acheté nos tickets de bus, j’ai murmuré :
– Seigneur, donne-nous du temps pour réfléchir.
Saul s’est tourné vers moi et je crois qu’il a saisi entre ses bras mon sourire malheureux et mes yeux apeurés, puis il a soufflé dessus pour les renvoyer au vent.
Le chauffeur de bus, en passant la première, a chantonné :
– En avant Chicago !
Et Saul et moi avons fermé les yeux en nous serrant les mains. »
Dans ce roman polyphonique, trois adolescents frottent leur jeune solitude aux rencontres, à la grande ville et à l’inattendu. C’est le temps de l’éveil et de tous les possibles.
Il y a d’abord Rachel et Saul. Ils ont dix-sept ans, se connaissent depuis l’enfance, sont amish et amoureux. Jamais sortis de leur communauté religieuse et curieux de voir le monde, c’est à Chicago qu’ils ont décidé de faire leur rumspringa, un court séjour hors du cercle amish pour découvrir la vie ailleurs et sans doute éprouver leur foi.
C’est à Chicago aussi que Temple – qui déteste son prénom qu’elle doit à l’actrice Shirley Temple – débarque pour la première fois, seule, pour assister à une représentation de son idole, la danseuse Mademoiselle Non.
Mais rien ne se passe comme prévu pour ces trois-là ! Rachel et Saul ont troqué leurs vêtements stricts pour passer inaperçus – pas forcément une réussite ! Le jeune amish ressemble à une abeille avec son tee-shirt rayé noir et jaune et la jeune fille porte une jupe bleue bien trop large pour son âge. On dirait deux extra-terrestres dans la capitale du Rhythm’n’blues. Ils déambulent dans les rues et découvrent la vie sous un jour nouveau. « Bien entendu que cette immensité me dépassait et je m’y perdais. Mais j’y allais dans ce but : me laisser submerger », pense Saul. « Les gens ici sont impatients. Ce sont des précipités. Nous ne le sommes pas. »
Ida, la sœur de Temple qui devait l’accueillir, n’est pas au rendez-vous. La jeune fille doit se débrouiller seule pour trouver son chemin. Alors lorsque Rachel et Saul tombent sur Temple, « un petit fantôme perdu », ça fait fatalement tilt entre eux. La jeune fille casanière tendance trouillarde va s’accrocher à ce couple bizarre et bienveillant, les emmener dans le grand appartement d’Ida. Ensemble ils vont rencontrer un autre errant, Frederik, un skateur, et les voilà devenus tous inséparables.
C’est cette petite tranche de vie que raconte Marie Chartres avec beaucoup de poésie, cette poignée de jours où tout bascule pour les trois amis. Comme trois (re)naissances. Temple s’émancipe, Saul découvre ce qu’il veut le plus au monde et Rachel ouvre ses yeux au monde. Découvrir la vie, la diversité des êtres, l’art… Rachel est submergée de toutes ces fulgurances comme elle l’est par la peinture de Georgia O’Keeffe. « Le monde est si grand ! Quelle chance, nous avons ! »
Avec ce roman original et ces personnages atypiques, une flippée, deux inadaptés à l’Amérique du XXIe siècle et un laissé pour compte, Marie Chartres dessine en creux le départ du cocon familial en situation extrême. L’occasion pour le lecteur adolescent de se projeter dans ce moment de bascule autant que d’expérimenter une vie sur un fil, dans un univers très différent de nos vies bien calibrées.
Autant être prévenus, vous allez adorer Saul et Rachel. Leur poésie, l’amour dans leurs yeux, leur regard qui prend son temps, bien différents des citadins pressés, l’infinie tendresse entre eux m’ont bouleversée. Empreint d’une immense pudeur, Saul nous touche par ce trop plein d’émotions qui le submerge chaque fois qu’il observe Rachel : « Parfois je ne sais que faire de mes frissons. »
De ce texte tout en finesse et en retenue, j’en retiens la découverte des premières fois et cette tendresse particulière des deux amoureux qui nous apprennent qu’aimer, et oser le dire, est sans doute la chose essentielle. Ces deux-là sont comme la promesse de tout ce qu’il y a de plus beau entre les êtres, comme le reconnaît Saul : « … je réfléchis sans cesse au prix de la vie. Ce qui nous appartient pour toujours n’a pas de valeur. Rachel est un diamant. (…) J’ai souvent observé Rachel en cachette. Elle déteste être regardée. Elle est comme ça, elle étreint les cœurs. Comment ne pourrait-on ne pas l’aimer ? J’étais certain que Chicago l’aimerait. »
Découvrir le regard pur et absolu de ces deux-là sur le monde, comme savourer les choses les plus simples est un cadeau qui nous fait réfléchir. Et nous fait approcher de leur sagesse sans âge. Encore plus puissants sont les silences entre eux que l’auteure nous donne à entendre, comme pour apprendre à savourer la beauté des non-dits.
« Parfois, il manque des mots dans nos phrases, mais le silence nous les fait malgré tout entendre, plus encore que si nous les avions réellement prononcés. Nos petits fantômes de mots. » Des silences pour laisser grandir en soi une grâce.
L’âge des possibles
Marie Chartres
234 p., l’école des loisirs, coll. Medium, 15 €
(dès 13 ans)
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