La maltraitance serait-elle toujours tabou ? Jean-François Chabas, auteur majeur de la littérature jeunesse, signe avec L’Arbre et le fruit un roman à destination des ados où il explore tout en pudeur le processus de la maltraitance au sein d’une famille avec son cortège de souffrance et de non-dits. Magistral.
« Où est maman ? Oh ! Là, j’ai vraiment peur. J’essaie de ne pas trop le montrer à Esther, mais ma sœur est comme une bête ; elle sent mes émotions même si je me tais. Ses yeux s’agrandissent à chaque minute et je ne vois plus que ça, ces deux taches de lumière immenses dans sa figure, qui posent, elles aussi la question : où est Maman ? »
Il y a peu de temps, un lecteur m’a écrit car il cherchait des livres qui abordaient le thème de la maltraitance à destination des jeunes enfants. J’étais troublée. J’avais envie de l’aider, mais ce thème, s’il est traité dans les contes d’autrefois avec moult histoires d’ogres et de marâtres, ne l’est plus tant aujourd’hui, du moins pour cette tranche d’âge. A l’heure de l’enfant roi, le sujet serait-il encore tabou ?
Avec L’arbre et le fruit, un texte à destination des ados, Jean-François Chabas, lève le voile sur ce tabou. Avec sobriété mais en regardant son sujet bien droit dans les yeux, sans ciller.
Dans ce roman à deux voix, on écoute tour à tour, Grace, la maman que l’on dit malade, et qui séjourne souvent à l’hôpital. En contrepoint, c’est la petite Jewel, sept ans, l’aînée des deux enfants qui parle de cette mère absente, beaucoup, et de son père qui lui fait peur, un peu. Beaucoup.
« Je ne veux pas que papa me dise petite saloperie et qu’il me donne une gifle ou je ne sais quoi. A la télévision les papas ne font jamais ça, mais moi je crois que la télévision ce n’est pas vrai. C’est un faux monde. »
A travers les monologues de la mère, on comprend vite que celle-ci n’est ni dépressive, ni malade. Mais battue et maltraitée par son mari. Jewel, elle aussi, est victime de ce père malfaisant. Douloureux témoin de la violence faite à sa mère, elle agit en protectrice pour sa petite sœur. Un paravent de douleur.
La voix de cette petite fille nous touche avec sa sensibilité, sa lucidité sur le paradoxe de la situation. Oui, ce père est toxique pour ses filles, mais il est aussi son seul recours. Grace étant absente de la maison la plupart du temps, Jewel n’a d’autre solution que de se tenir à carreau, d’espérer sa clémence… Et, quoi qu’on en dise, ce mal touche tous les milieux.
« Ce qui me fait réfléchir, c’est que Papa, il est notaire, un travail important, autant que ministre. Un travail très grand. Alors comment Papa fait pour dire ses gros mots là-bas ? Il ne peut pas avoir l’air mal élevé dans son travail.
Je crois qu’il ne dit des gros mots que quand il est à la maison. Pareil pour les coups. Il ne peut pas taper les gens, parce que ça ferait des histoires. »
Le résultat de cette violence, c’est une immense solitude.
Solitude des êtres. Une mère aimante et démunie, loin de ses filles qu’elle ne peut choyer.
Solitude des situations, les gens qu’elle côtoie à l’hôpital, les médecins cyniques ou autoritaires, les patients bizarres ou complètement fous qui s’invitent dans sa chambre. Comme un quotidien qui s’impose à vous et n’a pourtant rien à voir avec vous, qui vous coupe et vous éloigne de votre vie et de ce que vous avez à accomplir.
Solitude des mots, enfin. Car tout est entre les lignes, dans les non-dits. Les mots qu’on tait, l’intolérable qu’on choisit de tolérer parce qu’on ne sait pas comment faire autrement, ni à qui en parler. Et le silence qui prend toute la place.
« C’est difficile de savoir ce que pense Maman. On dirait qu’elle est cachée à l’intérieur de son corps, comme une grotte, ou je ne sais pas, un coquillage. »
Jean-François Chabas dénonce l’erreur de ne pas avoir su dire non de suite, de ne pas s’être enfuie, ses deux enfants sous le bras, loin de cet homme qui la détruit, peu à peu. Il montre aussi le lent processus de mésestime de soi qui rend ce sursaut impossible à accomplir quand on attend.
« Les victimes ont honte et se terrent. C’est ainsi que les bourreaux prospèrent. »
Ce livre arrive à point nommé. Des femmes violentées, il en est beaucoup question en ce moment dans l’actualité, et du silence aussi… Jean-François Chabas nous murmure l’immense solitude, les corps qui se recroquevillent sur eux-mêmes, la dépréciation de soi, quand on croit ne plus avoir aucun recours et la voix d’une petite fille magnifique, qui émerge, poétique, fragile et forte à la fois.
C’est un livre coup de poing, écrit au scalpel, court, intense et pudique malgré tout. Qu’il n’était pas facile de réussir. Jean-François Chabas a dû le tenir à distance de lui-même longtemps ce livre, avant de pouvoir l’écrire. Même s’il est peut-être, au fond confesse-t-il, sa raison d’être un écrivain. Car cette douleur, il l’a connue et la partage aujourd’hui afin qu’elle puisse servir à d’autres.
L’Arbre et le fruit est là pour nous rappeler qu’il n’y a pas de fatalité. Qu’il faut nommer et fuir l’insupportable, le dénoncer coûte que coûte, ne jamais le subir, ne pas se faire voler sa vie. Ce roman d’apprentissage mérite de figurer en bonne place dans les CDI de tous les collèges, car il nous apprend à entrevoir une lueur d’espoir et à déployer l’énergie nécessaire pour savoir dire stop à la violence. A temps.
L’arbre et le fruit
Jean-François Chabas
128 p. Gallimard jeunesse, coll. Scripto, 7,90 €
(dès 12 ans)
[…] à leur manière. » Cet incipit d’Anna Karéninea longtemps fait écho à mon enfance douloureuse, dont je ne garde presque aucun souvenir […]